Dialogues sur le commerce des bleds

par l'abbé Galiani; revus par Grimm et Diderot

Premier Dialogue

le 16 novembre 1768, chez Madame avant le dîner.



Le Marquis.

En vérité mon cher chevalier, je suis ravi de vous voir de retour. Quelle longue absence! Et où avez-vous donc été depuis quatre ans que nous ne nous sommes vus?

Le Chevalier.

J'ai voyagé, j'ai passé les années 64 et 65 dans ma patrie. De là j'ai été faire un tour en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, et depuis près d'un an je suis encore une fois parisien.

Le Marquis.

Pour long-tems?

Le Chevalier.

Je m' en flatte.

Le Marquis.

Pourquoi n'êtes-vous pas venu cet été nous voir à ma campagne? Vous y auriez été reçu à bras ouverts.

Le Chevalier.

Je n'en doutais point. Aussi en ai-je été bien tenté; mais j'étais las de voyager, et rassasié des grands chemins.

Le Marquis.

Il est vrai que la course est un peu longue. à présent vous n'aurez pas cette peine. Ma famille et moi nous sommes de retour, et je compte que vous ne nous négligerez pas cet hiver.

Le Chevalier.

J'y perdrais trop.

Le Marquis.

Vous êtes-vous bien amusé en Italie?

Le Chevalier.

Non.

Le Marquis.

Hors de Paris point de salut. Votre patrie n'avait plus de charme pour vous?

Le Chevalier.

Ce n'est pas cela; mais j'ai mal pris mon temps pour la revoir. Je me suis trouvé à Rome lors de la disette. Les nouvelles de Toscane et plus encore celles de Naples augmentaient l'horreur de cette situation. Naples a souffert bien plus qu'une disette. Une famine des plus cruelles a réduit des milliers de malheureux à brouter l'herbe et à mourir de faim, et l'épidémie a achevé ce que la famine avait commencé.

Le Marquis.

Ce spectacle devait être éffrayant, et vous ne l'avez pas vu tranquillement; mais comme vous êtes homme à tirer du plus grand mal des réflexions toujours utiles pour l'humanité, je vous avouerai franchement que je ne saurais être fâché que vous vous soyez trouvé à Rome dans cette circonstance. Vous avez une maniere de voir qui vous est propre; vous envisagez les événemens tout autrement que la plupart des autres hommes, et je ne doute pas que vous n'ayez fait une foule de réflexions sur les causes de ce terrible fléau du ciel. à quoi l'attribuez-vous?

Le Chevalier.

Aux fautes des hommes.

Le Marquis.

Et qu'-t-on fait pour les réparer?

Le Chevalier.

Des fautes qui n'ont servi qu'à les aggraver.

Le Marquis.

Vos réponses sont laconiques.

Le Chevalier.

Elles contiennent pourtant l'histoire complette de toutes les famines qui ont existé depuis Adam jusqu'à nous. Et Dieu veuille que ce ne soit pas l'histoire aussi des disettes à venir.

Le Marquis.

Mais quelles fautes a-t-on donc fait?

Le Chevalier.

Est-ce qu'on en peut faire plus d'une? Les hommes n'en font jamais qu'une, et c'est toujours la même.

Le Marquis.

Ceci me parait nouveau. Je vous avoue que j'ai le plus grand desir de vous entendre raisonner sur cette matiere et sur cette faute générale de tous les hommes et de tous les siecles.

Le Chevalier.

Elle est facile à deviner. L'expérience et la raison sont nos guides, n'est-ce pas?

Le Marquis.

Oui, sans doute.

Le Chevalier.

Personne ne veut gratuitement tomber en erreur. Ainsi tout le monde veut suivre la raison et l'expérience; mais lorsqu'on suit une idée raisonnable en elle même et que l'on se fonde sur une expérience ou sur un fait vrai et éprouvé, mais qui ne s'adapte point, qui ne saurait s'appliquer au cas dans lequel on est, on croit bien faire et l'on fait une faute.

Le Marquis.

Mais n'y a-t-il pas des hommes qui agissent sans nulle raison et contre l'expérience?

Le Chevalier.

Oh non! Ces gens là ne jouissent pas de la liberté du pavé de Paris, on les enferme. Mais le commun des hommes, ceux qui se promenent dans les rues et qu'on appelle raisonnables sur cette seule indication, les magistrats, les philosophes, les hommes d'état enfin ne sont pas d'ordinaire aussi fous que cela. Ils n'agissent jamais contre toute raison, tout exemple et toute expérience. Ils en ont quelques-unes mais ils les appliquent mal. Ils continuent sur-tout à agir d'après les mêmes principes qui jadis leur servaient de guides sans prendre garde que les circonstances sont changées, et cette faute est vraiment la plus commune. Par exemple un vieillard se donne une indigestion, savez-vous quelle est sa faute? Celle de manger autant qu'un jeune homme, autant qu'il mangeait à vingt-cinq ans. Il a donc l'expérience de sa jeunesse pour guide; mais son âge n'est plus le même; il a vieilli; mais il n'y prend pas garde. Appliquez cet exemple à tous les cas de la vie, à toutes les actions morales des hommes, aux gouvernemens, aux empires, et vous trouverez par tout la même faute.

Le Marquis.

En effet j'en vois plusieurs exemples et je trouve comme vous que bien des affaires fâcheuses ne sont que des indigestions qu'on aurait évitées en connaissant mieux la force de son estomac. Mais...

Le Chevalier.

Avez-vous jamais vu personne manger du bois, des cailloux, des razoirs?

Le Marquis.

Non, assurément.

Le Chevalier.

Et pourquoi? C'est que personne n'en mange. Mais vous voyez souvent des gens manger des champignons, des truffes et s'en trouver très-mal. Pourquoi? C'est que d'autres à la même table, tout à côté d'eux, en mangent sans en être incommodés.

Le Marquis.

J'entends. Ainsi selon vous, la déraison totale est rare parmi les hommes.

Le Chevalier.

Si rare qu'il ne faut pas la mettre en ligne de compte.

Le Marquis.

La raison mal discutée, l'expérience mal appliquée, l'exemple tiré d'une chose dissemblable sont les causes de toutes nos fautes?

Le Chevalier.

Précisément.

Le Marquis.

Ceci est trop général; appliquons-le, s'il vous plaît, à notre thèse. Qu'est-ce qui a causé la famine à Rome?

Le Chevalier.

Ce que j'avais tout à l'heure l'honneur de vous dire, mon cher marquis. L'indigestion du vieillard.

Le Marquis.

Expliquez-vous.


Le Chevalier.

Il y a à Rome de vastes et immenses greniers destinés pour les bleds, et des réglemens encore plus vastes et plus immenses que les greniers; et tout cela s'appelle l'annone .

Le Marquis.

Eh bien?

Le Chevalier.

Les greniers et les réglemens sont à-peu-près les mêmes que ceux que l'on fit du tems de César, d'Auguste et de Titus. Ces messieurs ne sont plus à Rome; mais à leur place, il y a des cléments, des innocents et des bonifaces qui n'ont d'autre ressemblance, que je sache, avec les empereurs que leur aversion constante à porter perruque.

Le Marquis.

Vous êtes comique. Vous ne leur trouvez pas d'autre ressemblance?

Le Chevalier.

Non, en vérité; malgré cela les greniers et les réglemens restent. Ceux d'Auguste pouvaient être bons, je ne l'ai pas approfondi, je veux le croire. Rome possédait alors la Sicile, l'Afrique et l'égypte. Un peuple immense était souverain, sa colere était à craindre, l'abondance et l'opulence devaient être la juste récompense et le fruit de sa valeur, il fallait donc que les pays conquis payassent tous le tribut de leur bled pour en nourrir ce peuple roi? Rome n'a plus aujourd'hui ni la Sicile, ni l'Afrique, ni l'égypte. L'excommunication même, (la seule légion fulminante qui reste à ce vieil empire) n'est plus respectée nulle part; mais on conserve néanmoins l'ancien systême. On a des greniers; le premier soin du gouvernement est que le pain soit à bas prix, comme si l'on devait craindre les cris du cirque et de l'amphithéâtre, d'un petit peuple bien dévot, bien soumis, qui ne s'assemble aujourd'hui que pour faire des processions et pour gagner des indulgences sous les doigts de sa sainteté.

Le Marquis.

Permettez-moi, monsieur, de vous interrompre. Je vous avouerai que je ne me suis point trop occupé de cette question; mais on en a tant parlé depuis trois ans en France, tant de brochures de toute espece ont paru sur ces matieres; tant de journaux, tant de gazettes en ont été remplis qu'il a falu enfin que bon gré, malgré, tant bien que mal, chacun en fut instruit; je le suis comme les autres, par des oui dire. Il me semble donc avoir entendu soutenir pour premier principe que le bas prix du bled favorisait les manufactures en rendant moins cheres les mains d'oeuvres.

Le Chevalier.

Et quelles manufactures trouvez-vous établies dans la ville de Rome? Je n'y connais qu'une fabrique de bulles et de dispenses qui commence même à être assez décriée.

Le Marquis.

Oh quant à celle-là, je n'ai pas oublié, lorsque j'ai voulu épouser ma cousine, que la main d'oeuvre en est très-bien payée, et ce ne sera pas surement la cherté du bled qui établssant la concurrence ailleurs, fera tomber la fabrique des dispenses de Rome.

Le Chevalier.

Je le crois; mais je conviendrai avec vous que ce bas prix du pain est toujours utile, lorsqu'on le peut obtenir. Il favorise la population, il appelle l'étranger, il facilite tout le commerce; mais savez-vous par quel moyen on l'obtient à Rome? Au défaut des ressources que procuraient l'égypte et l'Afrique, on met à contribution de bled les environs de Rome même, on en écrase les cultivateurs, on monopolise tout le bled; et c'est une vérité de fait que le peuple de Rome est écrasé pour procurer l'abondance au peuple de Rome. Cela est vrai au pied de la lettre, avec cette différence cependant que comme la ville est remplie de prélats, de cardinaux, d'étrangers, de voyageurs, de pélerins, de vagabons, c'est le vrai citoyen romain, le vrai bourgeois, le vrai possesseur de biens fonds qui se trouve opprimé pour nourrir le passager, le pélerin, le pécheur converti qui viennent à Rome passer une semaine, voir saint Pierre, le pape, les filles, les spectacles, la rotonde, le collisée et s'en aller.

Le Marquis.

Ah chevalier, vous parlez d'or. J'ai toujours été du même avis que vous, pleine liberté, point d'entraves, point de magazins, point de défenses. On a combattu long-tems pour persuader au peuple ces grandes vérités. Et croiriez-vous qu'il a fallu combattre bien plus encore pour les persuader aux gens en place? Enfin la vérité a percé, on a triomphé.

Le Chevalier.

J'ignorais cet événement. J'ai quitté Rome vers le prinptemps de 65 et je n'avais pas entendu dire que le cardinal Torrégiani eut changé de systême dans cette importante partie de l'administration.

Le Marquis.

Mais ce n'est pas de Rome que je vous parle.

Le Chevalier.

Et de quoi donc?

Le Marquis.

D'ici. De la France.

Le Chevalier.

Et qu'y a-t-il de commun entre Rome et Paris?

Le Marquis.

Ce que vous venez de dire. Ici l'on a senti les inconvéniens du systême de Rome et l'on a pris la route opposée.

Le Chevalier.

Oh par ma foi ceci est trop plaisant, trop singulier. Je vous avais averti, il n'y a pas trois minutes que la seule faute des hommes est de se régler sur des exemples et par des raisons qui ne s'appliquent point aux circonstances où ils se trouvent, et vous venez de m' avouer que toute la France s'est exposée à faire cette faute et vous la faites vous même dans l'instant? De grace, monsieur le marquis, réfléchissez un peu. Vous convenez de la différence immense qu'il y a entre la monarchie française et les états du pape. Climats, sol, canaux, rivieres, agriculture, commerce, argent, navigation, étendue, possessions, productions, administration, tout est différent; et vous concluez par ce raisonnement: on fait mal à Rome de faire telle chose, donc on fera bien en France de faire le contraire . N'est-ce pas là précisément ce qu'on appelle déraisonner? J'ai eu l'honneur de vous dire qu'on faisait mal à Rome de suivre le systême établi du temps d'Auguste, qui pouvait être bon, mais qui ne peut plus l'être, parce que Rome moderne n'est pas celle d'Auguste. Or supposons un instant que la monarchie française dans l'état actuel ressemblât à l'ancien empire romain, qu'elle eût un gouvernement presque démocratique, qu'elle comptât parmi ses provinces l'Afrique, la Sicile, la Sardaigne et l'égypte, vous voyez clairement que par cela même qu'on se conduit mal à Rome aujourd'hui, on ferait bien d'adopter ici tous les réglemens de Rome, et par la différence qui existe entre les deux monarchies, on éprouverait ici autant de bons effets de ces réglemens qu'ils causent de mal aux états de l'église. Cela me parait de la derniere évidence. Vous ne répondez pas?

Le Marquis.

C'est que je ne reviens point de mon étonnement. Comment se peut-il qu'un raisonnement si simple, si clair, si frappant n'ait été fait ici par personne lorsqu'on a discuté cette matiere? Car il est bon que vous sachiez que tandis qu'on entassait raisons sur raisons pour persuader les avantages d'une libre exportation, les rénitents n'y opposaient d'autres objections que les nouvelles qu'on recevait alors de la disette d'Italie; ils disaient, voilà l'effet de la liberté du commerce des bleds... il parut alors une petite brochure faite par des hommes d'esprit, qui prouva qu'en Italie il n'y avoit rien moins qu'une pleine liberté, et cela suffit pour convertir tout le monde. On fut persuadé, on adopta le système de la libre exportation, on fit l'édit.

Le Chevalier.

Ne vous en étonnez pas. Rien n'est plus commun que de voir à la fin d'une dispute les deux adversaires déraisonner à qui mieux mieux; peut-être même cela est-il bon, et il est au moins plus avantageux pour remporter la victoire sur celui qui a commencé à déraisonner, de riposter par un autre déraisonnement qui le confonde et l'étourdisse, que de tenter de le ramener par la véritable raison dont le fil est égaré, et dont on a perdu de vue la route. Celui qui commença à citer l'exemple de l'Italie fut le premier à déraisonner; il est vrai qu'on le lui rendit bien. Au reste l'exemple de Rome, de Naples, et de la Sicile ne prouvait ni pour, ni contre la France; rien n'est si clair. L'exemple doit être pris à simili . L'expérience doit avoir été faite sur un objet tout pareil, tout semblable, sans quoi il ne prouve rien.

Le Marquis.

Vous croyez donc, à ce qu'il parait, que l'exemple de l'Angleterre et de l'encouragement qu'elle a donné à l'exportation dont elle s'est si bien trouvée...

Le Chevalier.

Pendant quelques années.

Le Marquis.

Ne m' interrompez-pas. J'allais vous demander si vous faites de l'exemple de l'Angleterre autant de cas qu'on en fait ici; car l'Angleterre est le grand cheval de battaille des exportateurs.

Le Chevalier.

Je n'en fais aucun cas et toujours par la même raison, c'est que la France et l'Angleterre ne se ressemblent point; ainsi ce qui se fait là ou là ne prouve rien du tout pour ici. Il se pourrait même que l'Angleterre eût mal fait d'encourager si fort l'exportation, et qu'il fût néanmoins avantageux à la France de le faire.

Le Marquis.

J'entrevois pourtant, à mon grand étonnement, que vous êtes le seul homme d'esprit de ma connoissance qui ne soit point pour la liberté de l'exportation.

Le Chevalier.

Je ne suis pour rien. Je suis pour qu'on ne déraisonne pas. L'exportation du sens commun est la seule qui me fâche.

Le Président.

Mais dès que vous croyez qu'on est parti d'après de faux raisonnemens, pour être conséquent il faut bien croire aussi qu'on a fait une sottise.

Le Chevalier.

Point du tout. On peut d'après un mauvais raisonnement tirer une conséquence vraie. Je dis par exemple, vous, monsieur le marquis, vous êtes français, vous êtes loin de l'âge frivole, donc vous êtes aimable. Ce raisonnement ne vaut pas le diable, et j'ai pourtant dit trois grandes vérités.

Le Marquis.

Vous êtes aussi galant que bon logicien. Mais convenez cependant que lorsqu'on déraisonne, c'est un pur hazard qui fait rencontrer le vrai.

Le Chevalier.

D'accord. Ce hazard n'est pourtant pas si grand qu'on le pense. Exporter ou non exporter, c'est pair ou non. A-t-on bien fait d'établir l'exportation? Il y a ma foi autant à parier pour que contre.

Le Marquis.

Oui, si l'on jouait à croix ou pile; mais lorsque dans une affaire d'administration on n'a pas vu l'objet d'après ses vrais principes, si l'on s'est déterminé d'après des éxemples de situations non-semblables, alors comme une loi qui va produire de nouveaux systêmes, est une chose des plus compliquées à la quelle il faut avoir réfléchi longtems pour prévoir toutes les suites de l'opération et pour parer aux inconvéniens qui résultent toujours des nouveautés, vous conviendrez qu'il y a beaucoup à parier que cette besogne aura été fort mal et fort gauchement faite.

Le Chevalier.

Je conviens de cela.

Le Marquis.

Vous pensez-donc qu'on aurait mieux fait de s'en tenir au systême du grand Colbert? C'était un homme que ce Colbert...

Le Chevalier.

Je rends la justice qui est due au mérite de ce grand ministre. Mais si on prend le parti de suivre son plan par la seule raison que c'est le sien, on s'exposera à faire tout aussi mal qu'en imitant l'Angleterre, ou en prenant le contre-pied de ce qui se fait à Rome.

Le Marquis.

Et pourquoi?

Le Chevalier.

Parce que la France d'aujourd'hui ne ressemble pas plus à celle du tems de Colbert ou de Sully, qu'à l'Angleterre ou à l'Italie d'aprésent.

Le Marquis.

J'avouerai qu'il y a des différences dans le siécle, mais je n'en vois pas de si considérables que...

Le Chevalier.

Ah! Monsieur le marquis, ne vous y trompez-pas, en fait d'économie politique un seul changement fait une différence immense. Un canal qu'on aura creusé, un port qu'on aura construit, une province acquise, une place perdue, une manufacture établie suffit pour obliger à changer le systême entier d'un grand empire, relativement au commerce des bleds. Je ne veux pas même aller si loin. Je dis que dans deux royaumes également fertiles, également peuplés, égaux en tout enfin, si la province fertile en bled est différemment située, cela seul suffit pour obliger les gouvernemens à suivre deux systêmes opposés. Si l'un peut permettre l'exportation, l'autre doit la défendre ou du moins la modifier.

Le Marquis.

Expliquez-moi cela plus clairement, je vous prie.

Le Chevalier.

Volontiers. Dans les grandes monarchies, toutes les provinces ne sont pas également fertiles en bled; il y en a une ou deux qui le sont particuliérement et qui nourrissent celles dont les produits sont en denrées différentes, vins, oliviers, muriers, pâturages, bois, etc. Or si la province à bled est placée dans le milieu de la monarchie, il faut encourager l'exportation. Si elle est frontiere, il faut la défendre ou la modifier beaucoup.

Le Marquis.

Et pourquoi?

Le Chevalier.

Le voici. Vous en allez savoir la raison et voir en même tems l'application de cette théorie. En Espagne la province à bled, le réservoir, le grenier de toutes les autres, est la vieille Castille. Cette province occupe à-peu-près le milieu d'un royaume qui est presque rond; or vous ne courez aucun risque à permettre l'exportation des bleds de la Castille hors des ports de la monarchie; car de quelque côté qu'on aille de la Castille à la mer, le bled doit traverser les provinces de l'Espagne avant d'arriver aux ports, comme par autant de rayons du cercle qui vont jusqu'à la circonférence. Et si quelqu'une de ces provinces est dans la disette, le bled s'arrêtera où il trouvera le besoin, la recherche, le haut prix et n'ira pas plus loin. Personne n'est assez dupe pour traverser, sans s'arrêter, toute une province où le bled est à un prix considérable, refuser de le vendre et aller chercher une fortune incertaine plus loin. L'on ne s'expose point à doubler la dépense du transport pour courir tous les risques d'un commerce par mer avec l'étranger. Ainsi quoique l'exportation soit libre en Espagne, vous pouvez être sûr qu'il ne sortira de bled de la Castille par mer que lorsque toute l'Espagne sera dans l'abondance d'une récolte généralement bonne ou qu'elle sera déja suffisamment approvisionnée. Vous remarquerez que je ne vous parle ici que des bleds de la Castille. Mais si la France par exemple avait malheureusement ses provinces à bled placées sur les frontieres telles que la Flandre, la Picardie, la Normandie, etc. Vous courez un grand risque avec votre liberté; car si dans la même année la Flandre autrichienne ou l'Angleterre d'un côté, et le Dauphiné, la Provence, le Languedoc de l'autre se trouvent dans la disette, votre bled ira indubitablement nourrir l'étranger, l'ennemi peut-être de la nation, et les sujets du roi mourront de faim: de même, si vous avez une terre sur une coline formée en pain de sucre et que vous ayez le bonheur d'avoir une source d'eau précisément sur le sommet, tout au milieu de votre terre, laissez-la courir librement, elle arrosera parfaitement votre champ. Si vous voyez qu'il s'en écoule hors de vos limites, soyez tranquille car ce qui en sort est un vrai superflu dont votre terre pleinement arrosée n'a plus aucun besoin. Mais si au contraire la fontaine est placée au bas de la coline sur le bord de votre terre, prenez y garde; elle s'écoulera toujours suivant sa pente et jamais elle n'arrosera votre terre. Il vous faudra alors des chaussées, des écluses, des pompes pour corriger, pour forcer la nature et combattre son niveau. De même si vous laissez aller librement le bled de Picardie, il ira en Flandre, en Hollande, en Dannemarck, et par-tout où il peut aller par eau plutôt que de remonter par un petit espace de transport de terre, puisqu'il n'y a pas de comparaison à faire entre les frais d'un transport maritime et ceux d'un transport par terre. Ainsi vous vous engagerez à nourrir la moitié de l'Europe aussi longtemps qu'elle demandera votre bled, avant que d'en avoir un septier pour donner aux provinces intérieures de votre royaume.

Le Marquis.

On vous reconnait là. Votre comparaison est lumineuse et me fait entendre clairement le fond de la question; mais si l'on creusait un canal?

Le Chevalier.

Voilà précisément où je vous attendais. Vous voyez donc qu'un seul canal peut changer toute la police des bleds d'une province ou d'un royaume entier. Le grand Colbert faisait des ordonnances et projettait des canaux, des ports etc. Peut-être attendait-il l'achevement de ses travaux pour changer ses ordonnances. Imitons le grand Colbert et ne le suivons pas. Imiter et suivre sont des choses trés-différentes, quoique bien des gens s'y méprennent. Faisons ce qu'une bonne tête comme celle du grand Colbert aurait fait aujourd'hui.

Le Marquis.

En vérité, mon cher chevalier; vous me tenez dans des transes continuelles. Tantôt je vous vois brouillé avec l'exportation. Tantôt il me parait que vous vous raccomodez avec elle; je ne puis deviner votre avis, et je tremble que vos idées ne soient pas conformes aux miennes, et que vous ne réussissiez à me prouver que c'est moi qui ai tort.

Le Chevalier.

Il n'y a que votre politesse qui puisse vous faire regarder comme une humiliation de n'être pas du même avis que moi. Je serais mieux fondé que vous à avoir la même allarme; mais pour nous guérir de ces peurs réciproques, dites-moi, avez-vous des idées qui soient les vôtres sur cette matiere?

Le Marquis.

à vous dire le vrai je n'en ai pas que je puisse en conscience appeller miennes. Je n'y ai jamais réfléchi, je me suis contenté de lire tout ce qui a paru sur cette question et j'ai lû beaucoup à droite et à gauche; il m' a paru quelquefois qu'on me persuadait; d'autres fois je n'ai pas trop bien compris ce que les auteurs voulaient dire, et j'ai cru que c'était ma faute. Ce n'est pas que je ne me sois apperçu de temps en temps d'une espece de charlatanerie qui m' a donné de l'ombrage. Entr' autres dans un certain ouvrage où l'on affectait un stile populaire et bas; pour prouver que l'on était profond dans la matiere, on y parlait un jargon tout-à-fait boulanger. L'auteur se faisait un scrupule d'écrire autrement qu'en lettres italiques, non seulement les mots sacramentaux, mais les termes même les plus usités, pain blanc, pain bis, pain de ménage, prix chers, petit-peuple, bonne récolte, liberté, mouture, boulangerie, approvisionnemens, achats , etc. Tout était en lettres italiques, comme si ces mots venaient des Indes et qu'on en fit pour la premiere fois l'importation en France. Cette bigarure ridicule me déplut; je n'achevai pas le livre, je vis que l'auteur voulait m' en imposer par sa profonde érudition en boulangerie, tandis que je savais moi qu'il n'avait jamais acheté une livre de pain dans sa vie. Voilà où j'en suis avec mes idées.

Le Chevalier.

Eh bien moi, monsieur, je suis plus avancé que vous, car je n'ai rien lu du tout. J'ai réfléchi. J'ignore si d'autres ont écrit des réflexions semblables aux miennes, mais je suis porté à croire que toutes les têtes organisées comme la mienne les auront faites ou les feront. Ainsi si je vous les communiquais, je ne disputerais aucunement vos idées, puisque vous n'en avez point; mon discours seroit la lecture d'un livre de plus, et selon toute apparence celui-ci ne vaudrait gueres mieux que les autres.

Le Marquis.

à tout hazard, commencez.

Le Chevalier.

Cela serait trop long.

Le Marquis.

Il n'y a de long que ce qui est ennuyeux, et je vous promets que je ne m' ennuierai pas.

Le Chevalier.

Vous vous engagez beaucoup. Après le dîner je croirais cela plus vraisemblable, mais à présent...

Le Marquis.

Nous avons encore du temps. Commencez, je vous en supplie. un domestique entre et annonce qu'on a servi.

Le Chevalier.

Ah voici une bonne nouvelle qui me tire d'embarras. Allons manger notre pain avant de décider s'il faut en accorder l'exportation.

Le Marquis.

Mon faible avis serait de la défendre, quant à celui qui est sur la table.

Le Chevalier.

Et le mien aussi.

Le Marquis.

Donnez-vous la peine de passer.

Le Chevalier.

Vous le voulez, j'obéis. ils vont dîner.







Second Dialogue



après dîner.

Le Marquis.

Nous voici à présent en état d'accorder l'exportation de tout le pain du monde, au moins jusqu'au souper. Ainsi nous pouvons en délibérer à notre aise.

Le Chevalier.

Comment est-il possible que la bonne chere que nous venons de faire ne nous ait pas chassé de la tête un triste discours de famine? Jouissons du présent, bannissons les idées sombres. Savez-vous que la tristesse est tout-à-fait fâcheuse, et que vous y allez par le chemin le plus court?

Le Marquis.

Ce n'est pas tout-à-fait cela. Vous m' avez fait rêver, ce qui ne m' arrive pas souvent, et je voudrais, si vous le trouvez bon, continuer le discours.

Le Chevalier.

Si c'est votre goût, j'y consens.

Le Marquis.

J'ai fait réflexion sur ce que vous avez dit, je vois à présent que vous ne tenez aucun compte de l'autorité des exemples, à moins qu'ils ne soient tirés de deux cas exactement semblables. Mais où trouver deux souverainetés qui se ressemblent? Vous ne respectez aucunement les systêmes des plus grands hommes d'état, par la même raison, car il en est des siecles comme des souverainetés, aucuns ne se ressemblent? Les moeurs, les loix, les découvertes physiques, le canal du commerce, les combinaisons politiques, tout a changé, tout change et tout changera. Je n'ai pas osé vous demander ce que vous pensiez des ordonnances de police, des réglemens très-nombreux que nous avons sur le seul fait des bleds, craignant toujours la même réponse.

Le Chevalier.

Sans doute j'aurais toujours fait la même réponse. Que si les ordonnances et les réglemens ont été faits, parce qu'ils se pratiquaient ailleurs ou parce qu'ils s'étaient pratiqués autrefois, sans autre examen et sans autre motif; c'est un pur hazard si cela vaut quelque chose. Au reste je convendrai que la plupart des anciens réglemens, lorsqu'ils ont été faits pour la premiere fois, étaient pleins de sagesse et de raison, parce qu'alors ils ont été faits selon le tems et les circonstances.

Le Marquis.

Oh que j'ai de plaisir à vous entendre parler ainsi! En vérité tous ces auteurs modernes traitent nos ancêtres bien durement. à les en croire, on dirait qu'ils marchaient à quatre pates. On répete à chaque lignes, ils ne connoissaient ni les vrais intérêts de la nation, ni la balance du commerce, ni les principes de la bonne administration. Ils ne respectaient ni la probité, ni la liberté. En un mot ils les représentent à mes yeux comme une troupe de tyrans aveugles qui frappaient d'une barre de fer sur un troupeau d'esclaves stupides. Les plus doux et les plus réservés de ces écrivains se contentent de dire que nos bons ancêtres étaient un peu bêtes. Ces propos m' ont toujours fait de la peine par mille bonnes raisons et sur-tout parce qu'il me parait à moi incontestable que nous descendons de nos ancêtres.

Le Chevalier.

Consolez-vous, monsieur

Le Marquis.

Ces loix étaient bonnes et vous descendez de ceux qui les ont faites. Ceux qui les critiquent descendent peut-être de ceux qui les critiquerent lorsqu'elles parurent. L'histoire, le seul tableau qui nous reste des moeurs passées, nous est garant de la sagesse et de l'utilité d'un grand nombre de loix qui ne sont plus bonnes aujourd'hui, parce qu'elles ne sont plus à propos. Admirons la sagesse de nos peres et tâchons de l'imiter en faisant ce qui convient à notre siécle.

Le Marquis.

Mais quel sera notre guide?

Le Chevalier.

Notre raison à nous; n'en avons nous pas une? N'empruntons pas celle de nos peres, ni celle de nos voisins, employons la nôtre. Le bon sens est la seule cour souveraine qui ne vaque jamais. Il siége toujours. établissons des principes tirés de la nature même des choses. Qu'est-ce que c'est que l'homme? Quel est le rapport du pain à l'homme? Appliquons ensuite ces principes au temps, aux lieux, aux circonstances. Quel est le royaume don't on veut parler? Comment est-il situé! Quels en sont les moeurs, les opinions, les avantages à obtenir, les risques à éviter, et décidons. Si la raison est vraie, à quoi servent l'exemple et l'autorité? Pour prouver que l'angle dans le demi cercle est un angle droit, Euclide a-t-il jamais recouru aux autorités des auteurs classiques? A-t-il dit que dans une ville de la Grece cela se pratiquait ainsi? Non assurément, il l'a démontré et c'est assez.

Le Marquis.

Savez-vous, mon cher chevalier, que ceci m' accommode à merveille. J'ai la mémoire faible et je ne brille pas par les citations; si vous vous fussiez avisé d'appuyer vos idées sur des autorités, j'aurais joué dans tout ceci un rôle muet ou tout au plus un rôle de confident; mais puisqu'il n'est question que de faire des raisonnemens; j'en ai tant lu dans toutes ces brochures, que quand je n'en aurais retenu que le quart j'en aurais à-peu-près assez pour figurer à côté de vous.

Le Chevalier.

Tant mieux. Il y en a donc beaucoup dans ces livres que vous avez lus et que j'ignore?

Le Marquis.

S'il y en a! Ils en regorgent, et ce sont toutes idées liées.

Le Chevalier.

Et établissent-ils des principes?

Le Marquis.

Des principes? ... attendez... je crois qu'oui... oh oui! Surement ils en établissent. D'abord ils posent pour principe fondamental (et c'est même selon moi leur grand pivot) que l'agriculture est la base des richesses de tout pays.

Le Chevalier.

L'agriculture est la base des richesses de tout pays? ... s'expliquent-ils précisément en ces termes?

Le Marquis.

Ma foi je crois qu'oui... ou à-peu-près... vous savez que je n'ai pas la mémoire trop bonne.

Le Chevalier.

Mais s'ils disent précisément comme vous venez de dire, ils partent d'après un principe faux.

Le Marquis.

Quoi l'agriculture, le sol... la propriété fonciere... le produit net... la classe productive... oh vous badinez; ceci est un axiôme.

Le Chevalier.

Faux.

Le Marquis.

Mais comment?

Le Chevalier.

Et à Genêve?

Le Marquis.

Quoi! Que voulez-vous dire?

Le Chevalier.

Genêve n'a point de territoire. Il y a bien d'autres souverainetés qui n'en ont pas non plus. Donc l'agriculture n'est pas la richesse de ces pays?

Le Marquis.

Oh bon! J'avais raison de dire que vous plaisantiez Où diable allez-vous chercher Genêve? Qui est-ce qui se souvient de cela lorsqu'il est question de Paris?

Le Chevalier.

Moi, et pourquoi pas? Les habitants de Genêve ne sont-ils pas des hommes? Ne forment-ils pas une société politique qui a besoin de loix, d'administration? Ne faudra-t-il pas savoir un peu comment on y doit régler l'importante police des bleds? D'après votre principe, voyez où vous vous trouverez?

Le Marquis.

Ma foi ils s'arrangeront à Genêve comme ils voudront. Me prenez-vous pour un syndic? Tenez; j'aime mieux passer condamnation. Peut-être me suis-je mal rappellé les expressions de nos écrivains. Je conviens qu'il y a des villes, des pays, des souverainetés sans terre et par conséquent sans agriculture; mais ces auteurs écrivaient en France, imprimaient à Paris, voulaient parler de ce pays-ci et ne voulaient parler d'aucun autre.

Le Chevalier.

Vous convenez donc qu'ils n'ont parlé ni des petites souverainetés telles que Genêve, Francfort, Luques, etc. Ni des médiocres telles que la Hollande, Gênes, etc. Parmi lesquelles il y en a qui ont si peu de territoire et si mauvais, que l'agriculture n'est surement pas le principe de leurs grandes richesses, et qu'enfin ils n'ont pas entendu parler davantage des grandes monarchies telles que la Russie, la Turquie, l'Espagne, etc?

Le Marquis.

Pour cela j'en conviens; mais qu'en avaient-ils à faire? Ils ne voulaient que le bien de la France.

Le Chevalier.

Et pour procurer ce bien, on aurait du leur dire comme Hamilton, belier, mon ami, ne pourrais-tu pas commencer par le commencement, voir les cas les plus simples, les combinaisons les moins compliquées, les gouvernemens en petit, comme un peintre fait toujours une petite esquisse avant que d'entreprendre un grand tableau? Euclide commence par la ligne, par l'angle, par les triangles pour aller aux quarés, aux cercles, aux pentagones, etc.

Le Marquis.

Enfin ils ne l'ont pas fait. Si cela vous tient tant à coeur je conviendrai avec vous qu'ils ont eu tort. Puisqu'ils ont tant écrit, il ne leur en aurait pas couté davantage; mais au moins vous ne nierez pas que l'agriculture ne soit assurement la base de la richesse de la France.

Le Chevalier.

Oh! Je ne vais pas si vite, quand je raisonne. Je ne sais pas encore ce que c'est que la France. Quelle est sa force principale, si c'est l'industrie ou l'agriculture. Je conviens que dans un grand pays il y a de tout, que les provinces même qui le composent ne se ressemblent point, qu'il y en a d'industrieuses, qu'il y en a d'agricoles et de mi-parties; mais quand il serait vrai que l'agriculture ferait la base de la richesse française, il n'en serait pas moins vrai que ces auteurs ont mal raisonné.

Le Marquis.

Pourquoi?

Le Chevalier.

Parce qu'on ne peut jamais prendre pour axiome une proposition dont la proposition contraire est quelquefois vraie, parce que leur principe énoncé en termes généraux est faux et que pour l'appliquer en particulier à la France il fallait prouver auparavant qu'il lui convenait, ce qu'ils n'ont pas fait.

Le Marquis.

Comme vous êtes difficile! Tenez voici encore un de leur principe fondamental que je me rappelle à présent. Voyons ce que vous en penserez. Ils disent que la cherté du bled ne fait aucun tort aux manufactures ni aux artisans; car s'il est vrai d'un côté qu'ils payent le pain plus cher, il est vrai de même que les fermiers et les agriculteurs ayant mieux vendu leur bled et étant plus riches leur donneront plus de travail et plus d'ouvrage. De ce principe ils tirent une foule de conséquences que vous entrevoyez déja et qui me paraissent assez justes.

Le Chevalier.

Faut-il vous dire franchement ce que je pense de cet autre principe?

Le Marquis.

Oui, je vous prie.

Le Chevalier.

Hé bien il est tant-soit peu faux et sur-tout trés-vicieux.

Le Marquis.

Comment vicieux?

Le Chevalier.

Oui. Il se retourne sur lui-même et fait le cercle qu'on appelle vicieux; ainsi il ne nous avance guerres.

Le Marquis.

Comment?

Le Chevalier.

C'est que si le fermier riche donne plus d'ouvrage à l'artisan, l'artisan riche fera une plus grande consommation des fruits de la terre. Ainsi il n'est pas nécessaire qu'il faille commencer par enrichir le fermier pour faire fleurir les manufactures; car vous pouvez dire avec autant de vérité, enrichissez l'ouvrier et il fera fleurir l'agriculture. Voilà en quoi votre principe est vicieux. Je vous ai dit aussi qu'il était tant-soit-peu faux, et voici pourquoi. Le fermier, le campagnard ne dépense point à mesure ni à proportion qu'il s'enrichit; sa vie dure, laborieuse, frugale, son séjour au village loin des comparaisons, (source inévitable de la vanité et du luxe) loin, dis-je, du spectacle de l'opulence, le ramenent toujours à l'état naturel de l'homme qui a peu de besoin et peu de desirs. Il amasse, prend le goût de l'épargne, thésaurise, enfouit sous terre. L'artisan au contraire vit dans les villes; tout ce qu'il gagne il le consomme, il le dissipe. On observe même communément que plus il excelle dans son art, plus il contracte les vices ordinaires aux habitans des villes; en un mot tout ce que l'artisan, grand ou petit, gagne dans sa semaine est consommé, le dimanche au cabaret, par l'un; en choses de luxe, dans l'intérieur de sa maison, par l'autre. Or s'il boit ou mange le dimanche le profit de la semaine, vous conviendrez bien qu'il le rend à l'agriculture d'une main prompte et libérale. Sçavez-vous en quoi consiste l'erreur de vos écrivains? Erreur dont ils ne se sont jamais apperçus et qui a enfanté toutes les autres; c'est qu'ils croyent que l'homme consomme toujours la même quantité de nourriture. Cela est si faux qu'il y a au moins la différence d'un tiers sur ce que l'homme peut consommer de plus ou de moins sans que sa santé en paraisse altérée. Le total de la consommation n'est donc pas une quantité fixe et constante? Elle n'est pas seulement proportionnée à la quantité des habitans. Elle est en raison composée de la population et de leur opulence: ils peuvent manger plus ou moins sans que d'abord on observe de différence bien marquée, mais elle est immense entre un peuple pauvre qui se nourrit mal et qui souffre, et un peuple riche et heureux; mieux celui-ci se nourrit, plus il travaille. La population augmente à cause de la plus grande fécondité des femmes. Il y aura moins de maladies, les malades plus soignés échapperont plus aisément à la mort. La vie des habitans aura un terme moyen plus long; enfin je le répete, la disproportion de l'effet est immense.

Le Marquis.

Vous êtes un délicat anatomiste de l'homme.

Le Chevalier.

C'est ce qu'il faut être lorsqu'on veut parler des hommes. Il faut les avoir bien étudiés pour se mêler de les gouverner. Je mets en fait que mille artisans riches feront plus de consommation, donneront plus de mouvement à l'argent, aux denrées, aux manufactures que deux mille fermiers d'égale richesse; et voilà pourquoi (cela soit dit en passant) la nation anglaise quoique laborieuse, industrieuse, patiente, n'a pu jusqu'à cette heure faire prospérer ses manufactures au point où elle le souhaiterait, et pourquoi elles perdront toujours à la concurrence non-seulement avec les français, mais encore avec les allemands. Les anglais ont beau faire des loix, leurs moeurs y résistent, et les moeurs sont toujours plus fortes que les loix. Chez eux un fermier, s'il voit un galon, une broderie, croit voir le diable, crie au luxe, au scandale, au french-dog et les manufactures ne vont pas. Le campagnard ira toujours jusqu'à la propreté, même à l'aisance de la frugalité, mais il s'y arrêtera.

Le Marquis.

Votre logique, chevalier, me chifonne cruellement. Elle est épineuse comme la plante de ce nom, on ne sçait par où la prendre; je ne puis m' en approcher sans me piquer. Ah vivent mes écrivains! Ils y vont bien plus rondement. Ils posent de gros principes que personne ne doit leur contester, ils tirent leurs conséquences franchement, nettement, à droite et à gauche, sans rencontrer d'obstacles, et ils mettent moins de temps à achever leur besogne et à conclure que nous n'en avons mis à commencer la nôtre.

Le Chevalier.

Que voulez-vous y faire? Je suis comme cela. Mais permettez-moi de vous faire encore une question sans vous impatienter et ce sera la derniere. Sous quel point de vue vos écrivains ont-ils envisagé la législation des bleds?

Le Marquis.

Que voulez-vous dire? ... comment sous quel point de vue? ... sous celui de l'agriculture... est-ce qu'il y a deux manieres?

Le Chevalier.

Certainement. Le bled peut être regardé comme une production du sol, et sous cette vue il appartient au commerce et à la législation économique. Ensuite il peut et doit être en même temps regardé comme la matiere de premiere nécessité et le premier soin dans l'ordre civile des sociétés, et sous ce point de vue il appartient à la politique et à la raison d'état. Dites-moi, lorsque vous approvisionnez une place frontiere, lorsque vous faites marcher une armée, lorsque vous équipez un vaisseau, ne pensez-vous pas autant et même plus au bled, au pain, au biscuit, qu'à la poudre et au canon? Ce que je dis est si vrai que dans tous les traités de paix vous trouverez que les vivres sont contrebande de guerre, et qu'il est défendu aux puissances neutres d'en porter à l'ennemi, avec la même sévérité qu'il est défendu de lui porter des armes et des munitions de guerre. Or ce qui est vrai dans une petite souveraineté composée d'une seule ville, peut s'appliquer aux états d'une médiocre étendue, et de dégré en dégré il s'appliquera également jusqu'aux grandes monarchies, avec les différences pourtant que la grandeur, la situation, la puissance, le produit du sol entraînent, ce qui doit être calculé, discuté et approfondi.

Le Marquis.

Pour cette fois je rougis et pour mes auteurs et pour moi. Pour eux, car en vérité ils ne s'en sont pas même doutés; pour moi qui ai fait si longtemps la guerre... je sçais bien que dans les plans d'opérations militaires, trouver des vivres est le grand point de la question. Je me souviens qu'une fois... c'était en 43... oh cela fut excellent! Nous devions faire une marche...

Le Chevalier.

Faisons halte à votre marche, et rentrons dans nos quartiers. Vous m' avouez donc que la partie politique, la raison d'état, celle à laquelle toute autre considération doit céder, n'a pas même été envisagée par vos écrivains; que le mot n'en a pas été une seule fois prononcé?

Le Marquis.

Il n'est que trop vrai, je conviens de tout et je me rends; mais je fais à présent une petite réflexion bien triste. Je me croyais tout-à-l'heure d'après mes lectures très-riche en sillogismes, et très-en état de vous tenir tête, et vous venez de me prouver que de mes deux principes fondamentaux, l'un était vicieux, l'autre était faux ou trop légerement établi, et que mes auteurs n'ont seulement pas envisagé la matiere sous le point de vue le plus délicat et le plus important. Me voilà bien dans mes affaires. Parlez-donc et j'écouterai. Je vois que mon sort me réleguera toujours avec vous au rôle de confident.

Le Chevalier.

Pas toujours, pas toujours. Chez madame...

Le Marquis.

Laissons cela, parlez et j'écouterai.

Le Chevalier.

Par où commencerai-je?

Le Marquis.

Par où vous voudrez.

Le Chevalier.

Si c'est à mon choix je commence par Genêve.

Le Marquis.

Quoi? Je rencontrerai toujours cette triste Genêve sur mon chemin. Ne pourriez-vous pas en prendre un de traverse et me mener droit en France où je brûle d'impatience d'arriver?

Le Chevalier.

Je ne le puis pas en conscience.

Le Marquis.

Eh bien voyons donc Genêve; mais y resterons-nous longtemps?

Le Chevalier.

Nous ne ferons qu'y changer de chevaux.

Le Marquis.

Mais dites-moi, je vous prie; d'où vous vient cet amour pour Genêve? Pourquoi vous y arrêter?

Le Chevalier.

Parce qu'il faut voir les différents rapports de l'administration du bled dans les petites souverainetés, dans les médiocres et dans les grandes. Dans les petites, le bled est une affaire entiérement du ressort de la politique. Dans les grandes, il pourrait n'être qu'une affaire de commerce. Les petites souverainetés sont susceptibles d'une administration qui est impratiquable dans les grandes, par la raison de leur grandeur même; de même qu'on peut faire une machine de quatre roues et que l'on n'en peut faire une de mille. Vous verrez donc par mon discours la preuve de la sagesse de nos ancêtres dont nous parlions tout-à-l'heure. Ils administraient de petites souverainetés, telles que la Bretagne, la Provence, le Dauphiné, ou même des villes détachées, comme Metz, Strasbourg, Lyon, etc. Et nous avons à présent à nous occuper de l'empire français qui réunit en un seul corps tout ces membres épars. Nos ancêtres ne regardaient le bled qu'aux lumieres de la politique et de la raison d'état; aujourd'hui nous ne voulons le regarder que comme un objet de commerce; il n'est pas étonnant que sous deux rapports différents la législation devienne différente.

Le Marquis.

Ceci est lumineux; restons à Genêve.

Le Chevalier.

Je savais bien que Genêve vous plairait. Je dis donc qu'une ville sans territoire ne saurait faire tort aux agriculteurs qu'elle n'a pas, et qu'elle n'a que faire de nos discours sur l'importation et l'exportation. Comme elle achete de l'étranger tout le bled dont elle a besoin, elle ne peut pas forcer le vendeur qui n'est pas son sujet; ainsi si elle voulait laisser aux particuliers le soin de l'approvisionnement de son marché, il faudrait absolument qu'elle accordât la liberté la plus entiere, la plus absolue, sans nulle restriction; car le monopole que les plus riches familles du pays pourraient exercer sur ses citoyens, en s'emparant de l'achat et de la revente du bled, serait le seul inconvénient qu'elle pût craindre, et il est paré par la liberté même si elle est absolue. Règle générale, le monopole ne se doit parer qu'en établissant la concurrence; tout autre moyen est aussi mauvais et aussi dangereux que le mal. Donc liberté absolue à tout étranger ou citoyen qui voudra apporter ou vendre du bled dans la ville. Il est vrai cependant qu'il y a d'autres inconvéniens dans cette souveraineté qu'elle ne sçaurait éviter par ce moyen.

Le Marquis.

Quels?

Le Chevalier.

Une petite souveraineté est d'ordinaire enclavée dans les états d'un autre, souvent dans ceux d'une seule grande puissance qui l'environne de toutes parts. Or la raison d'état exige que non-seulement elle ait ses marchés toujours bien garnis; mais il lui faut des provisions et un magazin de bled suffisant pour soutenir un siége de quelques mois; sans cela la puissance voisine la surprend brusquement par une guerre imprévue; et sans effort, sans siége même, un blocus vous la réduit par la famine. Mais si elle a de bons magasins, comme elle a de bons bastions et des citoyens prêts à mourir pour la patrie, elle soutient le siége, elle réclame ses alliés, et la balance politique de l'Europe a le temps de venir à son secours. Or si vous laissez l'approvisionnement de la ville à la prévoyance des particuliers, vos magasins ne seront point remplis et vous n'y trouverez pas une demie année de provisions suffisantes pour un peuple entier. Il faut toujours supposer que tout particulier fait son commerce avec le moins de fonds possible. C'est la prompte et très-prompte circulation de la mise à la rentrée des fonds qui fait tout son profit. Tout commerçant est économe de ses fonds; une mise plus forte qu'elle n'est nécessaire, lui parait un argent perdu qu'il regrette, et c'est là le secret du commerce des marchands d'allumettes. Aussi dans une souveraineté où le particulier serait seul chargé de l'approvisionnement, je parie que dans un cas d'allarme subite, toute recherche faite, on ne trouvera pas de provisions pour plus de quinze jours.

Le Marquis.

Mais quel remede à cela?

Le Chevalier.

Il faut donc dans ces sortes de souverainetés que l'approvisionnement soit une affaire du gouvernement et que le bled ne soit que dans le grenier public.

Le Marquis.

Ah, mon cher chevalier, ne me parlez point de greniers publics, d'annones, de magistrats d'abondance. Je suis brouillé avec eux, et sur cela je suis persuadé. Je sais que c'est un monopole affreux et injuste, onéreux pour le petit peuple, une source d'abus, de pillerie, une perte réelle pour l'état.

Le Chevalier.

Mais si je vous indiquais une autre administration où l'approvisionnement allât à merveille et sans abus? Un grenier le mieux régi du monde, vous raccomoderiez-vous avec eux?

Le Marquis.

Oui; si vous pouvez m' en indiquer un seul.

Le Chevalier.

Vous l'avez pourtant sous vos yeux.

Le Marquis.

Où? Lequel?

Le Chevalier.

La besace du frere quêteur des capucins.

Le Marquis.

Vous plaisantez toujours. Que diable, nous parlons à présent de choses sérieuses, il est question de gouverner les hommes et vous mettez sur la scene des capucins.

Le Chevalier.

C'est que moi je les crois des hommes. Je vous prie de réfléchir un instant sur l'approvisionnement du réfectoire des capucins. Voyez de quelle difficulté cela paraît d'abord? Leur récolte est tout-à-fait précaire, elle ne consiste qu'en aumônes qui varient à l'infini selon les lieux, les saisons et les années. Malgré cela, malgré la pauvreté extrême des capucins, il n'est peut être jamais arrivé qu'un seul ait manqué de pain à son dîner ou à son souper. Ils n'ont jamais rien voulu changer à leur systême; ils n'ont pas voulu laisser à chacun d'eux la liberté entiere et absolue de se pourvoir et tout va à merveille. Cherchons à présent qu'elles sont les causes naturelles de ce grand miracle de saint François? Les voici. 1. Le petit nombre qui compose leur communauté, cent ou deux cent personnes au plus à régir. Dans une petite administration on ne saurait introduire de grands abus, on est éclairé de trop près, on ne saurait voler beaucoup. 2. (ceci est le plus important) chaque soir lorsque les religieux sont rentrés, on ferme les portes à la grosse clef, et personne n'entre plus; ainsi le frere cuisinier fait d'avance le nombre des consommateurs, il y a pourvu et il est sur qu'il n'y en aura ni plus ni moins. Voilà pourquoi et comment tout se trouve en regle. Quatre personnes de plus qui surviendraient dérangeraient toute l'économie dès le lendemain ou dès le soir même. Or appliquons ces vérités théoriques aux grandes villes et vous verrez combien elles sont lumineuses. Premierement si une ville est d'une population médiocre, le grenier public pourra pendant long-tems y être bien régi, régi sans abus; mais il faut observer sur-tout si une ville peut fermer ses portes ou si elle ne le peut pas. Si c'est une souveraineté détachée, elle le peut sans injustice, elle ferme ses portes en cas de disette, elle exclut tout étranger, ils ne sont point ses sujets, elle ne leur doit rien. Mais si une ville fait partie d'un royaume, de quel droit en exclure les sujets du même souverain? Jamais vous ne le pourrez sans cruauté. Comment établirez-vous vos provisions d'avance, si vous ne savez pas le nombre des consommateurs que vous pouvez avoir? Et si vous ne le savez pas et que vous ne soyez pas maître de le borner, dès lors abus, vols, pilleries, désordres. Un magasin immense disparaîtra en un clin d'oeil, sans que vous puissiez prendre personne en flagrant délit. Ainsi, mon cher marquis, raccommodez-vous avec les greniers dans de certaines circonstances, toutes les fois qu'il est question d'une ville comparable à un couvent de moines.

Le Marquis.

Voici une des bonnes oeuvres de charité que les capucins ayent jamais faites. J'étais brouillé avec les greniers, mais brouillé à n'en pouvoir souffrir le nom, et ils m' ont raccommodé avec eux. Je ne sais si je me trompe; mais j'entrevois à présent une infinité de choses dans l'histoire et même dans notre siecle dont je n'avais jamais apperçu la véritable raison. Je vois...

Le Chevalier.

Vous voyez que toutes les villes d'Italie, comme Gênes, Luques, Plaisance, Parme, Vérône, Padoue, Milan, etc. étaient autant de souverainetés séparées, autant de couvents, et que par conséquent leur systême de greniers et d'annones était bon en politique, aisé dans la pratique et utile aux citoyens.

Le Marquis.

Parce que vous êtes italien, vous croyez que lorsque je fais tant que de réfléchir, je porte mes regards vers l'Italie; point du tout; je réfléchis sur notre vieux temps, je vois qu'en France toutes nos villes dans les temps de troubles et de guerres civiles étaient autant de villes de guerre. Par tout le gouverneur et le maire avec les échevins en répondaient sur leurs têtes. Il importait qu'un peuple enclin à la défection fut toujours content. De là est venue la distinction qui reste encore entre le citoyen et l'étranger. Il importait peu à un gouverneur d'Amiens, qu'Abbeville se révoltât à cause de la disette; il ne répondait que de son gouvernement, il faisait ses provisions suivant le nombre de ses habitans et fermait la porte aussitôt qu'il voyait trop de foule. Voilà comme le roi était servi et comme les choses allaient. Moi, si l'on me donnait le commandement d'une ville de guerre, je répondrais de n'y jamais laisser manquer de pain. Je ferais mes provisions; j'en ferais chaque jour la distribution de porte en porte à tous les chefs de famille; je tiendrais compte de leur nombre; on ne me volera pas un boisseau de farine; je ferais fusilier le premier qui s'aviserait d'emporter un pain de quatre livres hors des portes. Ce n'est pas la mer à boire lorsqu'on sait prendre ses arrangemens.

Le Chevalier.

Et vous traiteriez l'habitant d'une ville voisine comme étranger et presque comme ennemi. Dès que la consommation est fixe et qu'elle vous est connue, rien de si facile que de vous faire rendre compte de l'emploi de votre bled. J'avais donc raison de vous dire qu'une petite souveraineté peut avoir un grenier public et peut laisser au gouvernement le soin entier de son approvisionnement. Elle aura par ce moyen un magasin qui la mettra en état de soutenir un long siége; mais ce systême a d'autres avantages.

Le Marquis.

Je ne les apperçois pas encore. Je suis juste. Vous voyez que j'ai été au-devant de vous lorsque vous m' avez dit des choses raisonnables. Mais à votre tour vous conviendrez avec moi qu'un magasin public fait cesser d'abord tout le commerce en bled que les particuliers pourraient faire. Vous appauvrirez donc votre petite souveraineté de cette branche de commerce? Et c'est un inconvénient.

Le Chevalier.

Et c'est là précisément le second avantage. Ne vous effarouchez pas et écoutez-moi. Quel est le territoire, la richesse, la force d'une ville qui n'a ni sol ni agriculture? Les manufactures. La manufacture est une espéce de production en ce qu'elle ajoute à la matiere premiere. Dans un pays tel que celui dont il s'agit, le but du gouvernement doit donc être toujours d'augmenter et d'encourager la manufacture. Or le commerce du bled n'est point manufacture, il n'ajoute rien à la matiere; il faut donc en dégouter le citoyen: s'il rapporte du profit, c'est parce qu'on vend le bled aux citoyens plus cher qu'on ne l'a acheté de l'étranger. Voilà un véritable impôt; et il vaut bien mieux qu'un impôt aille au profit de l'état qu'à celui des particuliers. S'il y a du gain, il faut que l'état en profite; s'il y a de la perte, il vaut infiniment mieux que l'état la souffre; il lui est plus aisé d'en supporter le choc. Une perte de l'état se répand sur tous les citoyens également et devient moins sensible à chacun. L'état a plus de crédit et il peut la réparer plus facilement.

Le Marquis.

Mais le gouvernement dépensera toujours plus que ne feraient les particuliers. Je conviens qu'on pourra éviter les grandes déprédations; mais vous n'éviterez pas les petites. Un particulier économise bien mieux, spécule avec infiniment plus de soin qu'un magistrat qui fait grosso modoles devoirs de sa charge.

Le Chevalier.

Je conviens de cela. Mais quand une fois l'aprovisionnement intéresse la politique, il cesse d'être objet de commerce. Le magasin à bled coutera sans doute, mais ce sera une dépense nécessaire comme celle des troupes et comme toutes celles qui sont relatives au salut de l'état. Les avantages que j'ai dit compensent cette perte; et enfin le troisieme avantage que je vais vous indiquer, en dédomage avec usure. Nous avons dit qu'une souveraineté sans territoire ne peut subsister que par l'industrie des manufactures. Avez-vous jamais examiné quelle est la différence fondamentale entre les productions du sol et celles du manouvrier?

Le Marquis.

Je ne me souviens pas si je l'ai lue; mais pour ce qui est d'y avoir réfléchi, assurément non.

Le Chevalier.

Je vous le dirai: c'est qu'il n'y a ni bonne ni mauvaise année de récolte en manufacture. Les montres de Genêve ne craignent ni les gelées, ni la grêle ni la sécheresse. Voyez à présent la variété des effets que produit cette différence. Lorsque dans une année votre correspondant de vin en Champagne vous mande que les vignes ont été gelées, et qu'il vous faut payer une queue de vin le double de ce qu'elle coute ordinairement, vous vous rendez à la raison et vous payez selon sa demande. Mais si un horloger venait vous demander huit louis d'une montre faite en 1760, à cause que dans cette année le bled était cher, et qu'il ne vous demandât que six louis d'une autre toute pareille, parce qu'elle a été faite en 1761, année abondante, que diriez-vous?

Le Marquis.

J'entends très-bien à présent ce que vous voulez me dire: sans doute une proposition pareille serait tout-à-fait ridicule.

Le Chevalier.

Vous voyez donc la différence. Bonne ou mauvaise année la manufacture doit aller son train. Il faut faire la même quantité de montres. Car si dans une année on diminuait la quantité du travail, que deviendraient les mains qui y sont réguliérement employées? Comment vivraient-ils ces malheureux ouvriers? Il faut en outre vendre les montres toujours le même prix; vous ne pouvez pas l'augmenter une année pour le diminuer la suivante, cela serait absurde et ridicule. Vous ne pouvez pas non plus en augmenter le prix avec intention de vous soutenir toujours à ce prix une fois haussé, parce que cela vous ferait perdre dans la concurrence avec les manufactures des autres pays. Une nation ne se pourvoit, par exemple, des montres de Genêve préférablement à celles d'Angleterre, que par le bon marché qu'elle y trouve. S'il variait et qu'on les trouvât trop cheres, cette branche de commerce pourrait être perdue. Le prix de la main d'oeuvre doit donc être calculé sur celui de la vente de l'ouvrage; et l'ouvrage se vendant toujours au même prix, la journée de l'ouvrier sera inévitablement payée toujours le même argent. L'entrepreneur de la manufacture ne peut donc pas augmenter le prix journalier de la main d'oeuvre qu'il emploie. Les manouvriers ne peuvent ni allonger les jours de leur travail ni multiplier leurs bras. Ils travaillent déja toute l'année tant que le jour dure et tant qu'ils ont de force. Cependant le prix du pain est augmenté et leur salaire ne peut pas augmenter. Si vous y forcez l'entrepreneur, vous faites une injustice et vous le ruinerez; car il faudra qu'il vende ensuite à perte. Ainsi ou le journalier ou l'entrepreneur sera au désespoir; et dans l'inévitable situation ou l'un de manquer de pain, ou l'autre de payer au journalier les ouvrages plus chers qu'il ne les vendra: dans cette position le seul remède qu'il y ait, c'est de faire vendre le pain toujours au même prix.

Le Marquis.

Il faut donc le taxer?

Le Chevalier.

à dieu ne plaise. Le comble de l'injustice, de l'attrocité et de la folie est de taxer le prix d'une denrée que vous n'avez pas achetée. Vous n'avez pas ce droit sur les particuliers. Savez-vous ce qu'elle leur coute?

Le Marquis.

On peut le savoir, le calculer. On ne le peut ni ne le doit. Qui est-ce qui peut calculer et savoir quel déchet, quelle perte je puis avoir fait. Je puis avoir acheté cher. C'est à moi, si j'ai été dupé, à m' en tirer le mieux que je pourrai; mais personne n'a droit de s'en mêler. Règle générale, le prix du pain ne doit être fixé que quand c'est le gouvernement lui-même qui l'a acheté, et que c'est le grenier public qui le fournit au peuple. Alors ce n'est plus une spéculation des particuliers ni une affaire de commerce. La puissance souveraine fait vendre le pain avec quelque profit dans les années abondantes; elle y perd dans les années de disette; mais elle soutient toujours le même prix. Le manouvrier sait alors au juste ce qu'il lui faut pour vivre; sans incertitude sur la vicissitude des saisons, sur son besoin il règle le prix de ses journées. L'entrepreneur qui calcule au juste ce qu'un ouvrage a couté, peut, sans se tromper, fixer le prix de la vente. Ainsi tout va bien et toutes les années sont égales. Le crédit de l'état est assez fort pour soutenir la perte pendant assez longtemps et attendre les années de fertilité qui la répareront. Mais sur-tout voici l'avantage de ce systême; si le grenier public vend avec profit, on laisse venir l'étranger des pays voisins acheter du pain tant qu'il lui plaira; c'est autant de profit de plus que le grenier fait: si au contraire le grenier vend à perte, on ferme les portes qui sont en même-temps celles de la ville et celles du royaume, vous restez avec vos sujets seuls; le reste du monde deviendra ce qu'il pourra; vous ne faites d'injustice à personne.

Le Marquis.

Votre discours m' explique enfin une grande difficulté qui m' a toujours tourmenté la tête. Je ne pouvais comprendre pourquoi dans les tems de disette les garçons des artisans sont toujours les premiers à crier et à se révolter. Je les croyais plus mutins, mais je me demandais comment et d'où pouvait leur venir cet esprit séditieux et turbulent; habitans des villes, amollis par une vie sédentaire, adoucis par la société, comment sont-ils plus féroces, plus braves même que les laboureurs? Car enfin c'est un fait, dans les disettes les premiers à s'ameuter sont par tout les garçons tisserands, drapiers, etc. On n'entend jamais parler en temps de famine d'une révolte de vignerons.

Le Chevalier.

Ils ne sont pas plus mutins; mais ils ont plus de faim. Dans une année de mauvaise récolte, l'agriculteur, le campagnard n'est pas le plus à plaindre; il est le possesseur du peu de bien que le ciel a donné, et si le ciel en a peu donné, du moins il le vend plus cher. Le malheureux est le journalier; il se trouve pris, (comme on dit) entre le battant et la porte; il ne peut ni avancer ni reculer. Le pain est cher et l'ouvrage ne peut pas être mieux payé. Le désespoir fait l'émeute.

Le Marquis.

Mais, chevalier, je vois ici un grand embarras. Votre secret du grenier public pour faire toujours bien aller les manufactures, suppose que la ville est une souveraineté séparée; si elle fait partie d'un royaume, y établirez-vous de même un grenier?

Le Chevalier.

Non assurément, et je vous en ai dit la raison. Lorsqu'on ne peut pas, sans injustice, fermer les portes, il ne faut pas d'annones publiques. Voilà pourquoi j'applaudis aux greniers de Genêve, pendant que je vous ai blâmé hautement ceux de Rome. Rome est la capitale d'un pays d'une assez vaste étendue, incapable d'être nourrie en entier par la voie d'un grenier; et en outre en sa qualité de métropole de la catholicité, elle ne pourrait sans scandale expulser ceux que la dévotion ou les affaires y amenent. Point de greniers utiles si on ne peut réduire à une quantité fixe et déterminée le nombre des consommateurs.

Le Marquis.

Vous ne pouvez donc pas y soutenir toujours le pain au même prix; car vous ne voulez pas le taxer?

Le Chevalier.

Non certainement. Le grenier public peut seul vendre à un prix fixé par la loi. C'est une injustice atroce d'y obliger des boullangers auxquels on a laissé courir tous les risques de l'inégalité des achats; et si pour assurer les boullangers, vous vous avisiez de fixer le prix de la vente des bleds aux cultivateurs, il n'en faudrait pas d'avantage pour détruire de fond en comble l'agriculture.

Le Marquis.

Eh quel remede donc?

Le Chevalier.

Je ne crois pas qu'il y en ait aucun de bien bon; aussi c'est peut-être une des plus fortes raisons pour laquelle les manufactures réussissent toujours mieux dans les petites républiques que dans les grands royaumes.

Le Marquis.

En ce cas là je ne me soucie plus tant de nos études sur les greniers et sur Genêve, puisqu'ils ne peuvent pas s'appliquer à nos grandes villes manufacturieres. Ainsi si nous sortions de cette ville, je crois que ce serait bien fait?

Le Chevalier.

Je ne m' y oppose pas; mais puisque nous sommes encore dans la ville de l'horlogerie; profitons de l'occasion, sachons quelle heure il est?

Le Marquis.

à Paris (car ma montre en est) il est cinq heures et demie juste.

Le Chevalier.

Heure du spectacle.

Le Marquis.

Quoi vous nous quittez au beau milieu du discours?

Le Chevalier.

La piéce nouvelle. C'est un devoir sacré.

Le Marquis.

Mais vous continuerez donc une autrefois? Tant qu'il vous plaira.

Le Marquis.

Prenons jour. à huitaine, dans cette même maison, cela vous convient-il?

Le Chevalier.

Tout ce qui peut vous faire plaisir me convient infiniment.

Le Marquis.

Mais venez de bonne heure; avant que tout le monde soit arrivé.

Le Chevalier.

Je n'y manquerai pas.

Troisieme Dialogue



Les interlocuteurs précédents, le 24 novembre 1768, chez Madame avant dîner.



Le Marquis.

Vous êtes homme de parole. La maîtresse de la maison n'est pas encore rentrée, ainsi nous aurons le temps de reprendre notre discours; et j'espere que nous sortirons enfin de cette Genêve où vous me laissâtes encore impitoyablement il y a huit jours.

Le Chevalier.

Ah de tout mon coeur.

Le Marquis.

Nous allons à Paris, sans doute?

Le Chevalier.

Nous passerons par la Hollande.

Le Marquis.

Comment?

Le Chevalier.

C'est notre chemin le plus court.

Le Marquis.

Quand finirez-vous de vous moquer de moi. Me croyez-vous aussi ignorant en géographie qu'en économie politique?

Le Chevalier.

Dieu m' en garde. Mais après avoir observé ce qui convient à une souveraineté extrêmement petite, qui ne serait composée que d'une ville ou deux, il ne faut pas passer tout de suite aux grands empires. Allons par dégrés. Observons ce que les états d'une médiocre étendue doivent faire. Quel changement il y a du petit au moyen, de là nous verrons très-clairement ce qui convient aux plus grands états. Ainsi la route du raisonnement est par la Hollande, quoique ce ne soit pas le chemin géographique.

Le Marquis.

Allons donc en Hollande, puisque cela vous plait. En vérité, vous avez un pouvoir magique sur mes volontés.

Le Chevalier.

Il y a deux espèces de souverainetés médiocres. Quelques unes ont un territoire si chétif, si maigre qu'on peut le compter pour rien ou pour peu de chose, sur-tout dans notre question, s'il ne produit point de bled. Tels sont les Provinces-Unies, la république de Gènes, et d'autres; ils sont à cet égard, comme Genêve, des souverainetés pour ainsi dire, sans territoire. D'autres au contraire, quoique d'une médiocre étendue sont très-fertiles, tels que la Sicile, la Sardaigne, le Milanais, la Flandre etc. Car quoique ces pays appartiennent à des souverains qui ont d'autres états, je les regarde à présent dans mon discours comme des états eux-mêmes et non comme des provinces; ce sont des pays détachés qui se gouvernent avec leurs loix, et qui forment un tout. Je n'appelle province que des pays qui tiennent à d'autres et qui ne forment pas un état séparé. à-présent il faut voir ce qui convient à la Hollande, à Gènes etc. Et puis nous verrons ce qui convient à des pays tels que la Sicile, la Sardaigne etc.

Le Marquis.

Chevalier, puisque ces pays, quoique plus grands et plus puissans que Genêve, sont dans le même cas à-peu-près, c'est-à-dire, de n'avoir pas de bled qui soit production de leur sol, je dirai moi tout bonnement qu'il feront fort bien d'adopter le systême que nous avions trouvé le plus convenable pour Genêve. Au reste je dis cela sans trop y réfléchir, et uniquement par l'envie que j'ai de m' en débarrasser et d'arriver plutôt où vous savez que je suis impatient de me trouver avec vous.

Le Chevalier.

Et c'est précisément pour que vous ne disiez ni ne pensiez cela, qu'il faut vous arrêter un peu. Armez-vous de patience. Je veux vous faire remarquer combien une petite différence fait de grands changemens. Rien de ce qui convient à Genêve ne convient plus ni à la Hollande ni à Gènes.

Le Marquis.

Est-il possible!

Le Chevalier.

Nous avons dit, s'il vous en souvient, que la raison d'état, la premiere de toutes les raisons dans l'ordre politique, obligeait les très-petites souverainetés à se passer du commerce des bleds qui ne devait être pour elles qu'une véritable munition de guerre. Cette raison disparait dans une souveraineté plus puissante. Quand même elle ne serait pas capable de soutenir avec succès une longue guerre, sa force est au moins suffisante pour ne pas craindre une surprise ni un coup de main. On ne bloque pas une province comme on bloque une ville. Il faut mettre en mouvement une grande armée pour l'attaquer, et ce mouvement s'annonce d'avance et on a le tems de se prémunir. En second lieu nous avons dit que la force des petits états consistait dans la manufacture, or un pays plus grand a besoin pour subsister de quelque chose de plus que des manufactures.

Le Marquis.

Pourquoi?

Le Chevalier.

Parce que ces manufactures, quelque nombreuses et variées qu'elles soient, n'emploieront jamais assez de monde. Vous verrez une ville de trente mille ames qui ne se soutient que par l'horlogerie ou par l'imprimerie; mais de trois millions d'hommes, vous ne pouvez pas en faire la moitié horlogers et l'autre imprimeurs. Où trouver le débit de tant de mauvaises montres et d'encore plus mauvais livres? Ainsi pour faire subsister trois millions d'habitans; outre les manufactures, il faut la navigation qu'on appelle plus communément le commerce maritime, ou le commerce tout court. C'est là la grande manufacture des grands pays. Je vous avais dit que le commerce du bled ne pouvait être une manufacture pour Genêve; mais il l'est pour un pays qui a une marine florissante. Le transport d'un pays à un autre très éloigné est une espece de manufacture; il ajoute à la matiere premiere, il ajoute le nolis et ce nolis employe et fait vivre bien du monde. Il ne faut donc pas priver la Hollande d'une branche très-considérable de commerce. Ce commerce devient encore plus précieux en ce qu'achetant le bled d'un royaume pour aller le revendre dans un autre; le commerçant hollandais ne peut jamais nuire à sa nation, soit qu'il réussisse à acheter à très-bon marché, ou à vendre très-cher; il fera tort tantôt à l'agriculture, tantôt au consommateur des pays étrangers, jamais à son pays: malheur à ceux qui en sont les dupes. Son pays deviendra toujours plus florissant et plus riche par les fautes d'administration des autres états.

Le Marquis.

J'entends très-bien cette différence. Dans un état qui n'a ni côte de mer ni commerce maritime tel que Genêve, celui qui veut y faire le commerce de bled ne peut que l'acheter de l'étranger pour le revendre aux citoyens, de sorte que, s'il le vend trop cher, il leur fait tort et sa richesse est un suc qu'il a pour ainsi dire exprimé de ses concitoyens. Mais lorsqu'on fait le commerce des bleds comme la Hollande qui en achete en Pologne pour le revendre en Portugal, le pays n'est plus qu'un entrepôt; souvent même les bâtimens qui sont chargés de bled n'y touchent point. Ainsi que le hollandais monopolise en vendant ou en achetant, cela peut être ruineux à la Pologne ou au Portugal; mais lui et son pays n'en seront que mieux. J'entends cela; mais vos greniers publics?

Le Chevalier.

Les aimeriez-vous dans un pays de deux ou trois millions d'habitans?

Le Marquis.

Ah pour cela, chevalier, vous m' ameneriez ici tous les capucins du monde qu'ils ne me persuaderaient jamais que ces greniers ne devinssent à la fin la source d'une pillerie effroyable.

Le Chevalier.

Je n'en appellerai point, car je suis en tout de votre avis. Approvisionner et nourrir avec regle et économie deux ou même un million d'habitants est au dessus des forces humaines, parce qu'alors il est au-dessus de la force de l'esprit humain de découvrir les fraudes, et qu'il est encore plus au-dessus des forces de la vertu humaine de résister à la tentation d'un gain énorme tel qu'il peut se faire dans une régie d'une étendue immense.

Le Marquis.

Cela est vrai; mais comment vous y prendrez-vous pour soutenir dans ce pays toujours le même prix du pain, vous qui ne voulez pas le taxer?

Le Chevalier.

Je ne le soutiendrai point et vous savez pourquoi. Soutenir un même prix veut dire la même chose que vendre quelquefois à perte. Il serait affreux et absurde de vendre constamment le pain à un prix assez haut pour n'y pas perdre même dans les années de disette. Or lorsque l'on est dans le cas d'y perdre, il faut pouvoir fermer sa porte pour n'être pas ruiné dans la disette par les achats que l'étranger vient faire chez vous. Un pays tel que la Hollande ou la république de Gênes ne saurait s'assurer qu'il ne sortira point de bled en contrebande l'année qu'on en aura défendu la sortie. Si vous empêchez les étrangers de venir acheter le bled, vos sujets même l'enleveront sous mille prétextes. Tantôt ce sera l'approvisionnement d'un vaisseau, tantôt en feignant d'aller d'une ville à une autre de votre pays, et l ne seront pas plutôt sortis du port qu'ils iront le vendre à l'étranger. Vos magazins disparaîtront et vous manquerez votre but, puisqu'après avoir fait manger le pain à vos sujets plus cher dans les années abondantes que si le commerce eut été libre, vous n'aurez pas de quoi les nourrir dans la cherté, et que l'étranger qui n'aura pas souffert ce dommage dans les temps d'abondance en partagera le bénéfice dans le temps de la détresse et l'aura enlevé à vos sujets.

Le Marquis.

Voilà la véritable histoire des annones municipales que j'avais lue dans des écrivains judicieux et que j'avais souvent vue de mes yeux. Je suis bien aise de vous en entendre faire la critique.

Le Chevalier.

Oui, mon cher marquis, l' annone de toute ville et de tout pays dont on ne peut fermer les portes à son gré avec facilité et sureté est détestable. C'est une gêne et un impôt dans l'abondance qui ne sert qu'à faire mourir de faim dans la disette. Car le gouvernement s'étant fié sur l'approvisionnement de ses magasins, s'ils viennent à manquer, tout est perdu. Vous ne pouvez pas avoir recours à vos particuliers commerçants, parce qu'ils n'ont jamais fait le commerce de bleds, attendu qu'il était défendu et contrebande. Ils ne savent comment s'y prendre ni par où commencer sur-tout dans un temps difficile. Ils n'ont ni correspondans, ni magasins à eux, ni moyen de transports soit par mer soit par terre. Tout commerce, même celui des allumettes, est une science. Le novice s'y trompe et est très-souvent dupé. Toute science pratique demande une dextérité qu'on n'acquiert qu'avec l'exercice et le temps. Aurez-vous donc recours à vos voisins? Mais puisqu'ils vous ont escamoté une partie de votre bled, c'est une preuve qu'ils n'en avaient pas assez; ainsi ou ils ne vous en donneront point, ou ce sera le vôtre même qu'ils vous revendront; mais pourri dans les transports, mais renchéri de doubles nolis et de tout ce que leur avidité pourra avoir calculé de profit. Vous ne pouvez donc vous adresser qu'aux pays les plus éloignés. Ce secours sera faible, arrivera tard et coutera énormément.

Le Marquis.

On voit que vous faites à présent l'histoire de la disette de l'Italie.

Le Chevalier.

Précisément, et de tout ce qui arriva à Rome et à Naples avec Gênes et Livourne et ensuite avec les bleds d'Angleterre, de Hollande et de Bretagne. Naples, ville de trois cent cinquante mille habitans, en avait cinq cent mille dans l'hiver de mil sept cent soixante-quatre et tous les environs au nombre de six cent autres mille habitans venaient chaque jour à la ville acheter leur pain. Imaginez si des provisions et des mesures prises et calculées sur trois cent cinquante mille consommateurs pouvaient suffire à un million cent mille bouches. Ainsi la loi du prix constant fut enfreinte; on diminua le poids, on augmenta le prix du pain et l'on n'en souffrit pas moins tout ce que la famine a de plus affreux. Le résultat de tout ce spectacle horrible a été pour moi cette vérité très-simple, c'est que les hommes, tant que vous ne pouvez pas l'empêcher, suivent le pain partout où il est: de sorte que s'il ne restait qu'un pain de quatre livres dans une ville, on y verrait une procession assez curieuse, elle serait à rebours des autres. Le pain irait devant comme la châsse, tous les habitans suivraient deux à deux jusqu'à perte de vue et accompagneraient ce pain de quatre livres tant qu'on le promenerait, sans chanter, mais en criant toujours qu'on le leur donnât.

Le Marquis.

à travers vos plaisanteries et tout ce que vous me dites contre les annones municipales, j'apperçois très-bien, chevalier, une petite malice que vous me cachez tant que vous pouvez: en me faisant la cour et en me disant ainsi du mal des greniers, vous voulez me faire perdre de vue une difficulté très-embarrassante qui me vient dans la tête.

Le Chevalier.

Je n'ai point de malice avec vous, soyez-en sûr. Embarrassez moi, je suis fait pour l'être. Vous m' éclairerez ensuite, ou nous resterons tous deux dans l'embarras. Ce qui nous consolera, c'est que ce ne sera pas la premiere fois que cela sera arrivé à deux personnes de bonne foi.

Le Marquis.

Voici l'embarras que je vous prépare. Vous souvient-il que vous m' avez dit, lorsque nous étions à Genêve, qu'il fallait soutenir le même prix du pain pour le bien des manufactures? Vous êtes à présent en Hollande qui est un pays de manufactures, vous n'y voulez pas de prix fixe au pain, que deviendront-elles donc?

Le Chevalier.

Ce qu'elles pourront, serait une réponse que je pourrais vous faire si j'étais bien méchant, et je vous dirais que l'intérêt du commerce maritime étant plus précieux à ces souverains que celui des manufactures, il faut sacrifier celui-ci au premier. Je pourrais vous dire que lorsqu'un pays par sa constitution peut profiter d'un avantage il ne doit pas le négliger, et que lorsqu'il ne le peut pas il faut bien qu'il s'en passe. Si Genêve peut avoir des greniers publics sans inconvénients et avec utilité, elle fait bien de les avoir. Si la Hollande ne le peut pas, elle fera bien de n'y pas songer. Mais toutes ces réponses seraient de mauvaise foi.

Le Marquis.

Sans doute, car vous ne résolvez pas la question. En admettant ce que vous venez de dire, il s'en suivrait toujours que les manufactures en Hollande dépériraient et au contraire elles y sont très-florissantes. C'est ce phénomène qu'il faut que vous expliquiez malgré l'inégalité du prix du pain que vous y laissez.

Le Chevalier.

Faut-il donc absolument être de bonne foi avec vous? Eh bien soyons-le, mais sans tirer à conséquence. Le vrai est que par la nature même de la chose le prix ne varie presque point dans un pays stérile et commerçant, tel que la Hollande ou la lisiere de Gênes. Ainsi voilà la difficulté disparue, puisque le phénomène n'existe pas.

Le Marquis.

Oui, mais vous l'escamotez au lieu de la résoudre. Il faut que vous m' expliquiez, s'il vous plaît, comment il se fait que dans ces pays le pain soit toujours à-peu-près au même prix.

Le Chevalier.

Cela est aisé; c'est qu'il est toujours cher, ces peuples y sont accoutumés et ne crient jamais contre la cherté, parce qu'ils n'ont jamais connu la douceur du bon marché. Si vous ne m' en croyez pas, informez vous-en et vous verrez que je ne vous en impose pas.

Le Marquis.

Je conviens du fait; je l'ai éprouvé moi-même dans mes voyages. Je n'ai trouvé dans aucune ville de l'Italie les auberges aussi cheres qu'à Gènes, et tous les voyageurs m' ont dit la même chose de celles de la Hollande. Mais je suis piqué au jeu, et je veux vous pousser à bout. Au lieu d'un embarras, je vous en prépare deux à présent, et à compte d'une infinité d'autres si vous ne me satisfaites pas. Il faut m' expliquer 1. Pourquoi le pain est à-peu-près d'une égale cherté dans les bonnes ou dans les mauvaises années? 2. Pourquoi ce haut prix ne nuit point aux manufactures? La main-d'oeuvre doit en être chere, donc les ouvrages fabriqués doivent se vendre chers et trop chers pour ne pas perdre en concurrence des autres?

Le Chevalier.

Voilà bien des embarras. Cela retardera notre retour en France.

Le Marquis.

N'importe; vous voulez m' échapper, mais je ne sortirai pas de la Hollande que vous n'ayez ou résolu la question ou avoué que je vous ai mis dans l'embarras.

Le Chevalier.

Avouer? Oh pour cela non! chi confëssa è impiccato , dit le proverbe italien. J'espere résoudre vos difficultés. Vous voulez sçavoir pourquoi ces peuples ont toujours à-peu-près le bled au même prix dans les bonnes et dans les mauvaises années?

Le Marquis.

Oui.

Le Chevalier.

Mais s'ils n'ont ni bonnes ni mauvaises années comment voulez-vous qu'ils en ressentent les effets? Vous avez oublié que leur territoire est stérile en bled, que les manufactures et la navigation constituent le fond et la base de toute leur richesse, et vous avez oublié que je vous ai dit à Genêve que ni la grêle, ni la pluie, ni la sécheresse ne tombent jamais sur les montres, les dentelles, les nouveaux livres, les quincailleries, la fayence, les étoffes, les papetteries, etc. La navigation de même a quelques tempêtes en hiver, quelques calmes en été, mais cela est régulier. Une nielle inattendue ne vient point enlever en une nuit le fruit entier de l'espérance d'une année de navigation. Donc si le gain, l'industrie, la richesse des hollandois a une marche constante et exempte de la vicissitude des saisons, ils ne peuvent pas sentir les maux de la disette.

Le Marquis.

Tout doucement. Vos raisons m' embarrassent plus qu'elles ne me persuadent. Je vois là... j'entrevois... ne me trompez-vous pas? ... eh oui surement... quoique les hollandais n'aient pas de bled du produit de leur sol, s'il est renchéri dans le pays où ils l'achetent, ils doivent l'acheter plus cher?

Le Chevalier.

Oui, s'ils étaient condamnés à l'acheter toujours au même endroit, mais ils se gardent bien de l'acheter où il est trop cher.

Le Marquis.

Et où vont-ils?

Le Chevalier.

Ailleurs. Voyez les régistres des douanes de Hollande, vous trouverez que dans une année ils ont acheté beaucoup de bled de Picardie et d'Angleterre; dans une autre ce sont des bleds de Pologne; dans une autre les achats se sont faits en Espagne, quelquefois dans le Levant. Enfin la Russie ou le royaume de Maroc leur en a fourni. Pour derniere ressource ils ont aussi les bleds des colonies anglaises de l'Amérique. Il est impossible que dans une si vaste étendue de climats différens, par tout il y ait mauvaise récolte dans la même année, ce cas du moins n'est guerres arrivé. Je vous dirai la même chose de Gènes; elle achete tantôt en Provence, tantôt en Catalogne, tantôt en Sicile ou en Sardaigne, dans la Pouille ou enfin dans le Levant. Il faut qu'elle trouve le bon marché quelque part; voilà pourquoi je vous ai parlé à Genêve des craintes et des précautions contre la disette. Un petit état sans navigation ne peut acheter du bled que des provinces voisines; s'il est cher en Bourgogne et en Franche-Comté, Genêve en souffrira autant que si c'était une ville de ces provinces. Mais une nation qui a une marine florissante et une grande mer ouverte devant elle, cherche et trouve le bon marché au bout du monde.

Le Marquis.

Je continue à être plus embarrassé que persuadé... attendez que je rêve un peu sur ce que vous dites... eh bien soit, les hollandois peuvent trouver à-peu-prés le bled toujours au même prix; car je vois bien que vous ne tenez pas compte des petites différences qu'une plus longue navigation ou d'autres causes peuvent occasionner; j'entends bien que ces variétés ne peuvent pas faire une grande altération, comme elles ne le font pas sur nos marchés dans les années communes. Mais puisque les hollandais ont ce bonheur, pourquoi la France ne peut-elle pas l'avoir de même?

Le Chevalier.

Nous n'avons pas encore parlé de la France.

Le Marquis.

Parlons-en? Quel mal y aura-t-il?

Le Chevalier.

Et que voudriez-vous faire?

Le Marquis.

Que sais-je moi! De bonnes loix, un bon systême, commerce, navigation, liberté, aller acheter le bled par tout où il est à bon marché; enfin nous procurer un état pareil à celui de la Hollande.

Le Chevalier.

Monsieur le marquis, ce projet n'est pas de vous; il n'est pas nouveau; il a déja été donné par un homme de beaucoup d'esprit.

Le Marquis.

Oui... tant mieux... qui est cet homme et qu'est-ce qu'il proposait?

Le Chevalier.

Mais il proposait dans sa comédie des fâcheux de mettre la France toute en ports de mer.

Le Marquis.

Quand finirez-vous de railler?

Le Chevalier.

Lorsque je n'en trouverai pas l'occasion. Comment voulez-vous que ce qui convient à un million ou deux d'habitans, puisse convenir à un nombre dix-huit ou vingt fois plus grand? Pouvez-vous réduire vingt millions d'hommes à n'être que manufacturiers ou navigateurs? Et où trouver le débit de tant de marchandises et l'occasion d'employer une aussi grande navigation? La nature a mis des bornes en tout; on ne la viole pas jusqu'à ce point. Vous ne ferez jamais des ports de mer de vos montagnes de l'Auvergne. Quelle comparaison à faire entre la France et la Hollande, pays tout entourré de la mer, percé d'une infinité de rivieres et de canaux, de façon qu'il n'y a presque point d'endroit qui oblige à plus de deux lieues de transports par terre? Combien de provinces n'y a-t-il pas en France qui ne peuvent être qu'agricoles? Leur richesse est dans la terre et leur sort dans le ciel. Des provinces entieres sont exposées à voir eur habitans se coucher riches et se réveiller pauvres. Des millions, peut-être, de septiers de bled ont disparu dans une seule nuit. En Hollande le malheur de tout perdre peut arriver à un particulier seul ou quelques familles par un naufrage; mais jamais une province entiere ne peut être ruinée par la perte d'un ou de deux vaisseaux. Si la richesse de vos provinces est sujette à cette vicissitude du sort, vous voyez de là naître l'inégalité des richesses et celle des conditions. De là les formes des gouvernemens divers, dans une contré, monarchique, dans une autre, démocratique. Dans une distribution de facultés moins inégale, il n'y a personne assez pauvre pour se laisser fouler, ni assez riche pour prédominer. De là l'esprit de luxe ici, l'esprit d'économie ailleurs; de là l'esprit guerrier dans les uns, le goût pour la paix dans les autres; de là... mais j'irais trop loin et je ne veux pas m' écarter. Vous voyez enfin, mon cher marquis, que la France ne peut pas être la Hollande ni l'imiter.

Le Marquis.

Et moi je vois... savez-vous ce que je vois? Que vous riez sous cape de m' avoir fait rester comme un sot.

Le Chevalier.

Vous voyez mal. Je ne ris pas, je vous plains et ce n'est pas vous seul que je plains. Je plains des nations entieres trompées par le zèle de quelques hommes très-bien intentionnés qui avoient envie d'être utiles et se trompaient eux-mêmes. C'est peut-être d'après vos écrivains que vous imaginez qu'au moyen d'une liberté entiere vous pourrez avoir en France comme en Hollande le bled toujours au même prix, et ce projet n'est au fond autre chose que celui de mettre toute la France en ports de mer.

Le Marquis.

Chevalier, vous êtes implacable contre mes bons écrivains; mais je ne veux pas me charger la conscience. Ce que j'ai dit était peut-être de mon imagination. Peut-être je les ai, ou mal lus, ou mal entendus; peut-être ils disent autre chose.

Le Chevalier.

La délicatesse de votre conscience me donne la plus grande édification; mais elle ne diminue en rien mes soupçons. Oui la prospérité de la Hollande au milieu d'une liberté entiere dans le commerce des bleds est la cause de l'erreur. On n'a fait au fond qu'une petite méprise. On n'a pas averti que les pays stériles n'ont pas de bled qui soit de leur crû, ainsi le bled est leur grande et principale dépense. La navigation et les manufactures leur fournissent le moyen de l'acheter, et ces moyens sont égaux dans toutes les années. Ainsi ils ont pris la dépense pour la recette et confondu le revenu avec l'entretien. Le bled est la richesse et le revenu de tous les habitans des pays fertiles et agricoles. Pour les hollandais, il est au contraire l'objet le plus fort de dépense nécessaire. Leur revenu n'étant pas exposé aux vicissitudes des saisons, ils n'ont pas besoin de grande prévoyance pour faire marcher la dépense d'un pas constant et reglé. Mais lorsque le revenu est incertain, inégal, variable, il faut une grande prévoyance pour se mettre à l'abri de l'indigence. Voulez-vous voir combien cela est vrai? Ces pays qui ne craignent point la famine, craignent infiniment la guerre, parce que la guerre seule troublant leur navigation et interrompant le débit de leurs manufactures, fait varier la recette et leur fait éprouver les horreurs de la misere; tandis que les pays fertiles ne craignent pas autant la guerre lorsqu'elle ne dévaste pas leurs campagnes; puisqu'au milieu de cette guerre ils peuvent avoir une année heureuse qui les rende très-riches dans l'instant.

Le Marquis.

Vous croyez donc que mes écrivains ont pris la recette pour la dépense, et la dépense pour la recette?

Le Chevalier.

Sans doute.

Le Marquis.

Cela s'appelle en bon français prendre son cul pour ses chausses. Ils doivent à la fin s'être trouvés diablement loin de leur compte! Mais, chevalier, avec tout cela je ne les tiens encore ni eux ni moi pour battus; car si je montais sur notre grand cheval de bataille, je vous pousserais vivement et je ne sais pas trop comment vous vous en tireriez?

Le Chevalier.

Je ne vous dirai pas que vous ressembleriez au paladin Astolphe de l'Arioste dont la vaillance était dans l'hipogriphe qu'il montait; mais je vous demanderai quel est donc ce terrible cheval?

Le Marquis.

L'Angleterre. Ah si je vous citais son exemple? ...

Le Chevalier.

Dans les anciens temps vous auriez retiré peu d'honneur de combattre à cheval tandis que je suis à pied. Je ne suis monté sur rien que sur ma raison. Aussi je n'accepterai pas le défi; le combat serait trop inégal. Je vous demande seulement en grace de ne point parler de l'Angleterre et qu'il n'en soit jamais question dans notre discours.

Le Marquis.

Ah! Vous avez peur, je le vois.

Le Chevalier.

J'ai peur de ne pas aller en France où vous voulez que j'arrive; j'ai peur enfin d'embrouiller toutes vos idées plus encore, s'il est possible, que vos écrivains ne l'ont fait.

Le Marquis.

Si cela était, je laisserais là l'Angleterre à l'instant; mais je ne sens pas sur quoi votre crainte est fondée.

Le Chevalier.

Daignez faire une petite réflexion et vous verrez si j'ai tort. L'Angleterre est la machine la plus compliquée en politique qui soit à présent en Europe et qui ait peut-être jamais existé dans le monde entier. Ce pays est à la fois agricole, manufacturier, guerrier, commerçant; il est, malgré son étendue, mis par la nature tout en ports de mer, comme nous disions en plaisantant qu'il faudrait mettre la France. Son gouvernement est le plus mixte, le plus artistement composé qu'il y ait jamais eu. Enfin moeurs, caractères, sol, climat, productions, rapports politiques, force, faiblesse, ressort, tout est particulier à ce pays différent du reste du monde et souvent unique en son genre. Comment étudier une matiere en commençant par le plus difficile? Pour vous instruire du méchanisme des montres, commencerez-vous par celles qui sont à répétition et qui indiquent les secondes, les jours, les mois, la lune, etc. Jamais vous ne pourriez en prendre des idées claires, et vous finiriez par en savoir moins qu'auparavant. Plût à Dieu que vos écrivains n'eussent jamais ni connu, ni cité l'Angleterre, ils se seraient épargné quelques mauvais raisonnemens. Au reste je ne crains point d'en parler; j'ai passé dans ce pays un temps considérable, je crois l'avoir assez bien étudié et assez bien vû; mais je vous réserve ce discours pour le dernier de tous; alors sans me démentir sur aucun point de ce que je vous ai dit, je vous démontrerai que les mêmes vérités que nous avons apperçues avec clarté dans les machines les plus simples se trouvent dans les plus compliquées et y produisent les mêmes effets, quoique moins aisés à se laisser appercevoir, à cause de la différence du méchanisme; et si je ne vous ennuie pas, j'espere vous persuader.

Le Marquis.

Tant que je vous comprendrai je ne m' ennuirai point, mais voilà la question?

Le Chevalier.

Si je ne réussis pas à me faire entendre de vous et que ce ne soit pas ma faute, ce ne sera pas non plus la vôtre; prenez-vous en aux écrivains qui vous ont embrouillé les idées en voulant parler d'un pays qu'ils n'ont jamais ni connu ni calculé. Mais encore une fois dispensez-moi de vous entretenir à présent d'une nation si singuliere qu'elle tire des trésors du Bengale pour les jouer aux courses de Neumarket, qui augmente en crédit et emprunte à un plus bas intérêt à mesure qu'elle manque de moyens pour payer ses dettes; d'un pays dont le sol n'est fertile qu'en bled, et ils en mangent très-peu; qui ne produit point de vin, et ils en boivent avec passion; d'une nation qui ne met point d'impôt sur le pain, qui charge toutes les boissons d'une accise effrayante et qui malgré cela n'a jamais été encouragée ni à manger plus de pain, ni à boire moins de liqueurs; d'une nation enfin si singulierement constituée qu'elle exerce ses troupes lorsqu'elle fait le commerce des bleds.

Le Marquis.

Comment cela?

Le Chevalier.

Sans doute. L'Angleterre n'a point de forteresses, ses murailles sont ses vaisseaux, et ses matelots sont ses troupes; plus il y a de matelots, plus il y a de défenseurs de la patrie. Ainsi les vues politiques s'allient aux intérêts du commerce maritime des bleds.

Le Marquis.

Mais c'est de même en France.

Le Chevalier.

Mais vous allez trop vite. Revenons à nos moutons. Laissons-là l'Angleterre et les anglais; n'entrons pas en France, et poursuivons notre discours sur la Hollande.

Le Marquis.

Eh! Il n'y a plus rien à dire sur son compte.

Le Chevalier.

Quoi? Vous avez oublié la seconde difficulté que vous m' aviez proposée?

Le Marquis.

Ne vous embarrassez pas si je l'ai oubliée ou non, je vous en tiens quitte.

Le Chevalier.

Comment quitte?

Le Marquis.

Oui; vos réponses commencent à me faire trop de peur; je sais d'avance que je disais une sottise.

Le Chevalier.

Vous avez tort. Votre seconde difficulté vaut bien mieux que la premiere et elle est en effet embarrassante.

Le Marquis.

Parlez-vous tout de bon?

Le Chevalier.

Oui, ma foi.

Le Marquis.

Eh bien je m' en rapporte à votre parole, et si elle était bonne, j'entends et veux vous obliger à la résoudre.

Le Chevalier.

Cela n'est pas aisé. Il s'agit d'expliquer comment dans les pays stériles et industrieux, le prix des vivres étant constamment cher, les manufactures cependant y fleurissent, et comment il se fait que les marchands réussissent même à pouvoir les débiter à très-bon compte.

Le Marquis.

C'était là ma difficulté?

Le Chevalier.

Oui surement.

Le Marquis.

Ma foi, elle est bonne; je me sais très-bon gré de vous l'avoir proposée. Eh bien comment y répondrez-vous?

Le Chevalier.

En serrant et en haussant tant soit peu les épaules. Le fait est vrai et constant. Nous voyons par exemple que le prix des choses nécessaires est surement plus cher en Hollande qu'en France, et nous voyons en même temps que les livres imprimés en Hollande se vendent à un grand tiers meilleur marché que ceux d'ici.

Le Marquis.

Eh bien que dites-vous à cela?

Le Chevalier.

Que voilà madame qui rentre et qu'il faut aller au devant d'elle. Elle est arrivée bien à propos.

Le Marquis.

Allons; mais difficulté tenante. Je vous somme d'y satisfaire après le dîner.

Le Chevalier.

Nous verrons; peut-être le dîner nous donnera-t-il à tous deux de nouvelles forces.





Quatrieme Dialogue.



après le dîner.



Le Chevalier.

C'est une belle découverte de notre siécle que celle de faire une très-grande chere après un beau discours d'économie philosophique.

Le Marquis.

Vous estropiez les noms. Il faut dire philosophie économique.

Le Chevalier.

Ah! Il n'importe guerre que Pascal soit devant ou Pascal soit derriere. Ces deux grands mots ne signifient pas grand chose; assortissez-les, combinez-les comme vous voudrez; ensemble, détachés, le résultat sera toujours le même. Le fait est que nous avons bien dîné.

Le Marquis.

Pas moi, je n'ai fait que rêver.

Le Chevalier.

Mauvaise méthode; contraire aux préceptes de l'école de Salerne.

Le Marquis.

Vous en parlez bien à votre aise; mais vous secouez diablement la tête de vos auditeurs. C'est vous qui m' avez empêché de dîner, je ne sais plus où j'en suis. Vous entassez paradoxe sur paradoxe, et je ne sais comment cela arrive; dans votre bouche tout devient clair et vous avez toujours raison. D'abord rien ne parait si commun que ce que vous dites, et puis en y rêvant on trouve que rien n'est si nouveau et que tout le monde s'y était trompé. Par exemple comment diable pouvez-vous arranger que des hommes d'esprit aient pu prendre la dépense pour la recette et la recette pour la dépense? On ne peut pas se tromper sur cela, ce serait une faute très-grossiere. Je n'y comprends rien.

Le Chevalier.

Est-ce là ce qui vous a fait rêver à table?

Le Marquis.

Et oui vraiment.

Le Chevalier.

Et que ne parliez-vous à vos amis? En deux mots je vous aurais tiré de peine. Avez-vous oublié que vos auteurs posent pour principe fondamental de leur théorie, que l'agriculture est la source de la richesse de tous les pays? Ce principe qu'ils prennent pour général, n'appartient en particulier qu'aux pays purement agricoles. Ce principe faux les a induits en erreur. Ils ont vu du bled dans un pays, ils ont dit voilà la richesse, voilà la recette et c'était la dépense. Ils croyaient être en France. Ils ont vu une liberté entiere et absolue; ils ont dit, il n'y a rien de mieux qu'une liberté entiere et absolue pour faire fleurir l'agriculture. Comme si la liberté d'acheter les marchandises étrangeres était la même chose que de vendre les siennes. Enfin ils ont vu de bonnes et de mauvaises années en France et ils ont cru qu'il y en avait par tout, et ils n'ont pas pris garde que le renversement des saisons qui produit des années stériles, est encore meilleur pour un pays commerçant que les années communes. Dans les années stériles il y a plus de mouvement, plus de transports, plus de bâtiments occupés, plus de vivacité, plus de profit dans le change de place en place; ainsi donc si dans une année quelque pays de l'Europe se plaint de la disette, comptez que le banquier hollandais s'en réjouit.

Le Marquis.

Ils sont bien heureux, ces gens là?

Le Chevalier.

Ils le seraient, s'ils n'étaient pas tristes au milieu de leur opulence.

Le Marquis.

Et qu'est-ce qui les attriste?

Le Chevalier.

Le travail qu'il leur en coûte pour se la procurer. Elle est le fruit d'une perpétuelle économie, d'une industrie toujours agissante, toujours occupée, toujours vigilante, toujours tendue; rien n'ennuie tant à la longue que l'obligation d'avoir toujours toutes les cordes tendues. Vous fatiguerez un cheval et vous le mettrez plutôt en nage en un quart d'heure de leçon au manége, qu'en le menant d'ici à Pontoise la bride sur le cou.

Le Marquis.

Ah vous allez me faire l'apologie de votre passion favorite la chere paresse? il sacrosanto far niente.

Le Chevalier.

N'en craignez rien; j'en suis bien éloigné, je n'aime point à prêcher les convertis.

Le Marquis.

Ah le méchant! Au vrai vous n'avez pas tout-à-fait tort. Je ne suis pas aussi paresseux que vous, mais j'avoue que j'aimerais encore mieux être gai dans l'indigence que pleurer dans la richesse. Du reste chacun a son goût.

Le Chevalier.

Dites que chacun se fait le goût que la constitution physique de son corps ou la constitution morale de son esprit lui donne. Le goût devient habitude, l'habitude nature. L'homme parait envier la condition qu'il n'a pas, et si on la lui donnait, il en serait au désespoir et ne saurait s'en accommoder.

Le Marquis.

Ainsi tout est égal et balancé dans ce monde. Mais ceci est de la morale, chevalier. Et ma difficulté, quand voulez-vous la résoudre?

Le Chevalier.

Je viens de le faire.

Le Marquis.

Quand?

Le Chevalier.

Tout-à-l'heure.

Le Marquis.

Je ne m' en suis pas apperçu.

Le Chevalier.

Je viens de vous parler de cet esprit triste d'économie et d'épargne qui doit toujours régner chez les peuples auxquels la nature a laissé en partage un sol stérile et ingrat. Cet esprit d'économie est, je crois, la principale cause qui fait prospérer leurs manufactures malgré la cherté des vivres. Ces peuples paient chérement le nécessaire; mais il se passent du superflu, et ce superflu est souvent une espéce de besoin pour d'autres nations. Leur nécessaire est cher, mais il ne l'est jamais à l'excès, et cette balance égale rassure leur commerce et fait aller leurs industries. Enfin ces peuples ont des impôts, mais la surcharge d'impôts, c'est-à-dire le luxe, leur est inconnu.

Le Marquis.

Voilà un terrible c'est-à-dire. la surcharge d'impôts, c'est-à-dire le luxe.

Le Chevalier.

Oui ces deux mots sont synonimes. Tout le luxe vient de la surcharge d'impôts, soit dans l'imposition, soit dans la perception, et toute surcharge d'impôts vient du luxe qu'on veut soutenir. Ces peuples l'ignorent. Leur forme de gouvernement est la plus économique et la moins dispendieuse; leurs moeurs ramenent à l'égalité, par conséquent à la modestie; comme au contraire les moeurs chez d'autres nations obligent à ce faste et cet éclat qui est la trompette de l'inégalité. Enfin vous trouverez ces choses liées toujours ensemble et se donnant mutuellement la main. Pays stérile, moeurs et gouvernement républicain, industrie de manufactures ou de navigation, paix, silence, économie, tristesse et vuide dans l'histoire. Dans les pays fertiles, vous trouverez toujours inégalité de conditions, gloire, honneur, charges, gouvernement monarchique, grand bruit, grandes secousses et une histoire amusante à lire. Vous trouverez cela dans les familles particulieres; vous trouverez cela dans les nations; et si vous poussez à bout mon imagination, je vous dirai que vous le trouverez également dans les plantes et dans les animaux.

Le Marquis.

Cela serait fort curieux.

Le Chevalier.

Oui, je vous ferai remarquer par exemple, que les plantes et les arbres qui gardent leur feuillage en hiver, ont toujours les feuilles minces, modestes et d'un vert sombre, et que celles qui ont des feuilles larges, pompeuses et riantes, les perdent toujours à la mauvaise saison.

Le Marquis.

Oh ceci est tout-à-fait plaisant! Des plantes monarchiques et des plantes républicaines. Tournefort n'en a jamais parlé.

Le Chevalier.

Je ne l'en estime pas moins. Mais que voulez-vous de moi? Si vous me faites parler après dîner, il faut s'attendre à de la poësie, et même de la poësie orientale. Ce n'est pas pour rien que j'ai bu du marasquin.

Le Marquis.

Beni-soit ce marasquin. J'aime la poësie et j'aime à promener mon imagination sur tous les êtres, à voir cette multiplicité de liaisons, cette foule de rapports; j'aime à voir les loix physiques se rencontrer avec les loix morales. Vous croyez donc que l'esprit économique suffit pour résoudre la difficulté?

Le Chevalier.

C'est la cause principale; mais il faut y en ajouter d'autres. Une marine florissante facilite les transports du produit des manufactures, réduit le prix du nolis presque à rien, étend le débit sur presque toute la surface du globe. Alors ce grand débit permet au marchand de gagner moins sur chaque marchandise. Le grand commerce favorise les petits; il les porte en croupe pour ainsi dire, et une cargaison de bois de construction fait quelquefois vendre à meilleur marché les boëtes, les montres, les quincailleries. Ceci vous paraît obscur, peut-être, mais c'est une considération fort importante et j'y reviendrai. à tous ces avantages qu'ont les nations commerçantes, il faut encore ajouter les profits du change; il tourne presque toujours à leur avantage, et ce profit est quelquefois si considérable qu'il égale celui que l'entrepreneur d'une manufacture devait faire sur la main d'oeuvre. Ainsi le commerçant paraît vendre sans bénéfice, tandis que le change seul lui en donne un assez raisonnable.

Le Marquis.

Chevalier, je vous prie, ne me parlez point du change.

Le Chevalier.

Pourquoi?

Le Marquis.

C'est un logogriphe pour moi; je n'y ai jamais rien compris, et je ne veux plus y rien comprendre. Laissons le là et n'en parlons pas. Je veux devenir avec vous un très-savant boulanger, et je veux rester un banquier très-ignorant; car je vois que c'est un secret et cela me donne de furieux soupçons.

Le Chevalier.

Quels soupçons?

Le Marquis.

J'ai toujours observé que le secret des marchands était le mieux gardé de tous, et cela m' a paru naturel puisque c'est lui qui rapporte le plus de profit à ceux qui le gardent. Cela étant, le secret du change pourrait bien être comme celui de l'état dont la force principale consiste à bien persuader le peuple qu'il en existe un. Moi je suis franc; je dis ce que je pense; je n'aime point du tout ce genre là d'industrie.

Le Chevalier.

Il y a une sorte de vérité dans vos soupçons. La vertu du change n'est en substance qu'un tour de prestesse de main; prévoir et prévenir. Le plus alerte est celui qui seul peut tirer parti de la disette d'argent dans un pays, et de la surabondance dans un autre; il faut savoir, prévoir et...

Le Marquis.

Chevalier, en grace ne m' en parlez pas.

Le Chevalier.

Eh bien, voyez combien je suis honnête homme, je ne veux pas agir en juif avec vous; je vous fais remise du change et je parlerai au pair doresnavant; mais ce n'est pas un petit bénéfice que je vous sacrifie là.

Le Marquis.

Je le sens bien, et je vous en suis infiniment obligé. Pour vous en donner une preuve, d'abord j'abandonne une difficulté qui m' était survenue et que je ne vous ferai point.

Le Chevalier.

Vos procédés sont dignes de vous. Vous n'êtes jamais en reste de bienfaits avec personne; mais pour me faire connaître toute l'étendue de mes obligations, indiquez-la moi en deux mots, et vous me tiendrez quitte d'y satisfaire.

Le Marquis.

Oh rien... c'était une bagatelle...

Le Chevalier.

Mais au moins...

Le Marquis.

Ah! Si vous l'exigez absolument, la voici. Vous avez attribué à l'esprit économique, frugal, éloigné de toute espéce de luxe, des nations industrieuses et stériles, la prospérité des manufactures, malgré les vivres plus chers chez elles qu'ils ne le sont communément dans les pays fertiles et agricoles.

Le Chevalier.

Je l'ai dit.

Le Marquis.

Or je vous avouerai que j'apperçois bien une différence considérable dans le luxe entre les grands seigneurs et même les gens aisés de l'un et de l'autre pays. Mais dans le bas peuple, dans les artisans, les marchands de boutique, fabriquants, je n'apperçois point chez nous un plus grand luxe; au contraire si on examinait bien de près, je crois qu'on trouverait que cette classe est plus sujette chez nous à tirer, comme on dit, le diable par la queue. Ainsi je ne vois pas ce que le luxe peut faire de différence en cela.

Le Chevalier.

Vous avez donc oublié tous les synonimes du luxe?

Le Marquis.

Ah cela est vrai; je m' en souviens à présent, j'ai tort; je suis honteux de vous avoir voulu faire remise d'un effet sans valeur.

Le Chevalier.

Ma reconnaissance n'en est pas moins grande. Enfin je venais de vous indiquer un synonime du luxe si étrange et auquel vous étiez si peu accoutumé, qu'il n'est point extraordinaire que vous l'ayez oublié.

Le Marquis.

Ce sourire ironique qui vous échappe, fait un peu de tort à votre générosité; mais je suis bien aise de vous dire que ces marécages de la Hollande ne me conviennent point du tout; plus j'y reste, plus cela va mal; voudriez-vous m' en tirer?

Le Chevalier.

Comme il vous plaira.

Le Marquis.

Que j'en suis aise. Nous irons enfin en France.

Le Chevalier.

En droiture?

Le Marquis.

Pourquoi non?

Le Chevalier.

Il faudrait nous embarquer, je crains la mer, prenons le chemin de terre.

Le Marquis.

Pourvu que nous partions.

Le Chevalier.

Nous passerons par la Flandre; il serait bon de nous y arrêter un peu.

Le Marquis.

Mais quelle rage avez-vous de me promener ainsi de pays en pays sans me faire jamais arriver à Paris? Voulez-vous que je vous dise vrai? Je soupçonne en cela un peu de pusillanimité. Vous craignez la France et vous voulez éviter d'en parler.

Le Chevalier.

Craindre! Et quoi?

Le Marquis.

Que sais-je? Je vois que vous me promenez de république en république pour parler avec liberté...

Le Chevalier.

Combien vous êtes dans l'erreur. Je ne serai rassuré sur la jouissance de la liberté que lorsque je serai en France. Les républiques accordent ce qu'elles appellent liberté aux étrangers par un bas motif d'intérêt; elles veulent se peupler, mais au fond elles ont l'esprit mesquin, concentré, soupçonneux, hargneux; et si la corruption y pénétre une fois, elles sont persécutrices. Mais les grands empires ont un repos naturel, fondé sur la grandeur de leurs forces et la majesté du mépris. Cela est bien autrement rassurant.

Le Marquis.

Pourquoi donc rester en Flandre?

Le Chevalier.

Parce que j'y ai affaire. Il faut voir à présent un pays agricole, fertile qui produise du bled pour lui et pour les autres; et même, si vous le trouvez bon, nous n'examinerons point la Flandre et nous prendrons pour sujet de notre examen un pays tel que la Sardaigne ou la Sicile, c'est à dire un pays purement cultivateur. Il y a trop de manufactures en Flandre; elles troubleraient nos recherches.

Le Marquis.

Cela serait fort bon, j'en conviens; mais je commence à m' impatienter. Je suis vif et je veux aller au fait.

Le Chevalier.

Monsieur le marquis, vous m' avez soupçonné d'une malice que je n'avais pas, et vous ne vous doutez pas de celle que peut-être j'ai. Vous êtes comme un jeune homme qui ayant commandé une montre à un horloger va tous les jours presser l'ouvrage. Il le trouve occupé tantôt à dresser une roue, tantôt à polir un ressort et il s'impatiente; il ne s'apperçoit pas qu'il fait la montre. Les pieces une fois faites, on n'a qu'à la monter, et l'ouvrage se trouve achevé.

Le Marquis.

Diantre! Vous êtes si fin que cela? M' auriez-vous parlé de la France sans que j'y eusse pris garde?

Le Chevalier.

Je n'en sais rien; c'est à vous à vous en appercevoir; je vais toujours mon train.

Le Marquis.

Sans m' en avertir?

Le Chevalier.

Sans vous en avertir.

Le Marquis.

Cela est ma foi trop méchant. Comment voulez-vous que je me ressouvienne de tout ce que vous m' avez dit?

Le Chevalier.

Allons, tranquilisez-vous; lorsque nous monterons les pieces, je vous en ferai ressouvenir.

Le Marquis.

Vous serez charmant; en revanche je ne serai plus impatient. Parlez-moi de la Flandre, parlez-moi de la Sicile, parlez-moi de la Laponie, si vous voulez; je vous écouterai d'autant plus volontiers qu'en m' entretenant des pays agricoles, je vois d'abord que vous vous rapprochez de nous, et puis j'espere que vous en viendrez enfin à ce que j'attends avec tant d'impatience.

Le Chevalier.

Qu'est-ce donc?

Le Marquis.

L'exportation. Vous m' avez parlé jusqu'à présent des villes sans territoire et des pays stériles où il ne peut y avoir d'exportation proprement dite. La sortie des bleds n'y est qu'un transport d'un lieu d'entrepôt à sa destination, ou n'est tout au plus qu'un superflu qu'on renvoie; et à vous dire vrai, puisqu'il faut tout vous dire, je crains que vous ne l'ayez fait exprès?

Le Chevalier.

Vous me soupçonnez toujours de malice et je vous ai assuré que je n'en avais point avec vous. Qu'est-ce donc que j'ai fait exprès?

Le Marquis.

évité de parler de la grande loi d'exportation que nous avons faite en mil sept cent soixante quatre et qui est aujourd'hui l'Helene de notre Troyes, le sujet de la dispute; c'est la-dessus que je voudrais vous entendre.

Le Chevalier.

Ce n'est que cela?

Le Marquis.

Et oui, cela me tient à coeur. En deux mots, la trouvez-vous bonne ou mauvaise cette loi?

Le Chevalier.

Que ne parliez-vous plutôt? Toutes affaires cessantes, je vous en aurais dit mon sentiment.

Le Marquis.

Ah vous me délivrerez d'un grand poids, et puis nous causerons à notre aise de tout ce que vous voudrez.

Le Chevalier.

Comptez sur le desir que j'ai de vous plaire. Mais à propos, marquis, qu'avez-vous fait de ce superbe habit brodé en paillettes que vous aviez?

Le Marquis.

Je vois ce que c'est. Vous n'avez surement pas envie de m' impatienter, ainsi entendons-nous. Si vous avez des difficultés à vous expliquer sur la loi de l'exportation et que vous trouviez ma demande indiscrete, laissons ce discours et parlons de toute autre chose.

Le Chevalier.

Des difficultés! Et pourquoi en aurais-je?

Le Marquis.

Peut-être des égards... des considérations... vous comptez beaucoup de gens en place au nombre de vos amis... au reste, vous auriez tort de craindre; nous sommes entre nous, vous pouvez tout dire. Vous êtes ici en sureté.

Le Chevalier.

Ici et par-tout. On ne pourra jamais me persuader qu'il ne soit pas permis de dire qu'une loi est mauvaise, dans un pays où on a envie d'en faire de bonnes. Si cette envie n'existait pas, je ne dirais rien sur celles qu'on va faire et je trouverais bonnes toutes celles qu'on a faites, parce qu'elles sont faites. Mais sous un gouvernement doux, auprès de magistrats qui veulent le bien, qui le cherchent et l'adoptent, je crois que tout homme peut, je dis même que tout homme doit parler. Et vos écrivains n'ont-ils pas dit que les vieilles loix étaient mauvaises? Est-ce qu'elles n'étaient pas émanées de la puissance souveraine? Otez de votre tête toute idée d'incertitude, je vous dirai assurément tout ce que je pense. Mais votre habit qu'est-il devenu? Il était superbe; un peu trop jeune pour vous, mais de bon goût.

Le Marquis.

Ce n'est donc qu'une simple envie de me faire enrager? Mon habit, je le garde.

Le Chevalier.

Je croyais que vous l'aviez ou vendu ou donné.

Le Marquis.

Je ne vends point mes habits; et je n'ai point donné celui-ci; je ne l'ai mis que quatre fois tout au plus.

Le Chevalier.

Mais il ne vous sert de rien; nous avons un deuil de cour.

Le Marquis.

Quel diable de propos! Le deuil va finir et je compte m' en faire honneur au premier jour de l'an dans mes visites.

Le Chevalier.

Vous ne regardez donc pas comme superflu quelque chose dont vous comptez vous servir.

Le Marquis.

Non assurément.

Le Chevalier.

Mais voyez combien vous êtes mauvais calculateur, vous qui voulez apprendre l'économie politique; il fallait le vendre au commencement du deuil, vous servir de l'argent et ensuite en acheter un autre.

Le Marquis.

Je ne fais pas de ces marchés là; quand on veut les vendre on n'en retire rien, mais rien vous dis-je.

Le Chevalier.

Les fripiers sont donc bien usuriers?

Le Marquis.

Quarante fois plus juifs que les juifs. C'est une ligue entre eux; il n'y a pas moyen de s'en tirer. Le premier y met un prix, vous en appelleriez cent ensuite qu'ils mettraient tous au rabais. C'est au moins ce que mes gens m' ont dit.

Le Chevalier.

Je sais cela. Mais vous ne faites donc jamais de réforme dans votre garde-robe?

Le Marquis.

Chevalier, plaisanterie à part, avez-vous entrepris d'écrire les chroniques de ma garde-robe?

Le Chevalier.

à-peu-près.

Le Marquis.

écrivez donc que je donne quelquefois de mes habits à mes valets-de-chambre.

Le Chevalier.

Des habits neufs?

Le Marquis.

Je ne suis pas si magnifique. Je leur laisse ceux dont je ne compte plus me servir.

Le Chevalier.

Parce qu'ils sont fort usés.

Le Marquis.

Parce que... parce que... parce qu'ils me sont inutiles; ils en font ce qu'ils veulent et ils savent en tirer parti.

Le Chevalier.

Et si les vers s'y mettent avant qu'ils soient usés?

Le Marquis.

Oh pour ceux-là, je vous avoue que je les donne bien à regret.

Le Chevalier.

Eh pourquoi?

Le Marquis.

Ceci est une affaire de politique relative à mes principes; parce qu'il me parait que c'est récompenser leur fainéantise et leur négligence, car c'est leur faute si les vers s'y sont mis; s'ils en avaient eu soin, cela ne serait pas arrivé; ma garde-robe est bien construite, elle est exposée au nord; il n'y a ni poële ni cheminée qui en approche; aussi je les gronde, mais je les gronde très-fort; je menace de les renvoyer, ce que je n'ai cependant jamais fait.

Le Chevalier.

Et enfin vous leur donnez ces habits?

Le Marquis.

Eh sans doute, que voulez-vous faire? ... ah ça êtes-vous satisfait?

Le Chevalier.

Avez-vous beaucoup d'habits?

Le Marquis.

Oui, j'en ai plus qu'il ne m' en faut. J'aime à en changer souvent. C'est un goût de jeunesse, me direz-vous; mais je vous avouerai que je vieillis à regret.

Le Chevalier.

Vous n'êtes pas le seul. Ainsi nous le verrons cet habit brodé.

Le Marquis.

En avez-vous encore pour long-temps de ce chien d'interrogatoire qui me désespere?

Le Chevalier.

Oh non, cela est fini. J'ai sû tout ce que je voulais savoir.

Le Marquis.

Dieu soit loué. C'est donc à mon tour à présent d'interroger?

Le Chevalier.

Oui.

Le Marquis.

Cet édit de mil sept cent soixante quatre sur la libre exportation, le trouvez-vous bon ou mauvais?

Le Chevalier.

Je suis en tout de votre avis.

Le Marquis.

Autre espece de torture. Mais si je n'ai aucun avis? Si je n'y ai jamais réfléchi?

Le Chevalier.

Pardonnez-moi, vous venez de nous le dire.

Le Marquis.

Moi?

Le Chevalier.

Vous nous avez dit que vous ne regardiez pas comme superflu ce qui pouvait vous servir encore. Que vous ne regardiez comme tel, que ce qui ne devait pas vous être nécessaire selon le cours régulier des probabilités humaines. Vous nous avez dit que c'était un très-mauvais marché que de vendre un effet inutile pour l'instant et de le racheter peu de temps après; qu'il fallait se garer des gens qui n'achetent que pour revendre et qui ne vendent que pour acheter; qu'il y avait une ligue entr' eux, pour acheter toujours au plus bas prix et vendre toujours au plus haut prix possible; qu'il valait mieux garder ses effets; que si l'on vous disait que l'effet en question n'est pas de garde, qu'il se gâte, que les vers s'y mettent, vous attriburiez ce déchet à la négligence et au défaut de soin des gardiens plutôt qu'à la nature, sur-tout ayant pris les précautions nécessaires dans la construction de l'édifice destiné à la conservation de ces effets, et que vous ne voudriez pas récompenser cette négligence et l'encourager; que vous voudriez même la punir, quoique à la fin il fallait bien se résoudre à tirer d'un effet un profit quelconque plutôt que de le laisser gâter entiérement. Vous avez dit en outre que vous aimiez à jouir d'une sorte d'abondance plutôt que de vous réduire au plus précis nécessaire; que c'est un goût en vous qui tient à la magnificence sans approcher de la folie, et que c'est une espece d'habitude qui pourtant vous fait plaisir et que vous quitteriez à regret. Vous avez donc tout dit, et il ne me reste qu'à souscrire à vos sages décisions. Voyez si la loi de 64 s'accorde avec vous ou si elle y est diamétralement opposée, et jugez.

Le Marquis.

Ah le traître! Se cacher dans ma garde-robe! C'est un guet-à-pend; un guet-à-pend dans les formes. Se glisser tout doucement chez moi sous prétexte de voir mes habits, et puis sans que je m' en apperçoive, faire ensorte que ce soit moi qui aie critiqué une loi dont je n'ai jamais voulu parler! A-t-on jamais vue une pareille perfidie?

Le Chevalier.

C'est votre faute, vous m' avez inspiré des frayeurs, des égards, des considérations que je n'avais pas. J'ai cherché à avoir des complices. à présent si on m' accuse d'avoir blâmé la loi, je dirai que c'est vous.

Le Marquis.

Moi? Je n'ai rien dit. C'est vous qui me l'avez fait dire.

Le Chevalier.

N'importe, vous n'en serez pas moins coupable.

Le Marquis.

Tout ceci est une plaisanterie. Mais sérieusement, monsieur le chevalier, je suis au désespoir. Je croyais l'édit de 64 bon, excellent. Toutes les brochures qui l'ont précédé et suivi m' en avaient persuadé; mon coeur était gai et mon esprit en repos. Je ne sçais pas trop dans toute cette histoire de friperie et dans cette surprise inattendue où vous m' avez jetté ce que vous avez dit, ou ce que vous m' avez fait dire, je ne l'ai pas encore discuté, approfondi; mais j'entrevois, oui j'entrevois à mon grand regret que la loi pourrait ne pas être bonne, ou être du moins imparfaite. Si cela est, nous sommes perdus. En vérité j'en ai le coeur serré de chagrin.

Le Chevalier.

Vous vous désespérez trop tôt. Perdus, et pourquoi?

Le Marquis.

Parce que nous n'en aurons jamais d'autres. Vous ne connaissez pas les français. C'est une nation vive, impatiente, capable des choses les plus difficiles, les plus hardies, les plus grandes, les plus fortes; mais incapable de s'ennuyer. Avec eux il faut rencontrer juste du premier coup ou ne plus y songer. La révolution est faite à présent; on en a parlé tant et tant. En reprendre le discours serait une chose insupportable. Qui voulez-vous qui lise la moindre brochure sur un sujet épuisé?

Le Chevalier.

Et qui n'est pas encore effleuré.

Le Marquis.

Cela peut être, mais on en a déja tant parlé. L'ennui... l'ennui... l'idée seule d'être obligé à recommencer effraye; ainsi voilà qui est fait, je n'y songe plus.

Le Chevalier.

J'avais raison de dire que vous désespériez trop tôt. Monsieur le marquis, y pensez-vous? Manger du pain ou n'en pas manger n'est pas une affaire de goût, de caprice ni de luxe, c'est une nécessité de tous les siécles et de tous les âges. De deux choses l'une; la loi est bonne ou elle est mauvaise. Si elle est bonne, on n'en parlera pas; tant mieux, preuve qu'elle produit de bons effets; les hommes, lorsqu'ils se trouvent bien, deviennent taciturnes. Si elle est mauvaise, elle produira de mauvais effets, la dispute recommencera avec la plus grande vivacité, et chacun y prendra intérêt, n'en doutez pas. Croyez-vous que de manger de bon pain et à bon marché soit une chose qui puisse passer de mode? Je vais plus loin et je soutiens qu'à la longue tous les pays prennent en fait de bled la législation qui leur convient le mieux; il est vrai, comme je vous l'ai déja dit, en parlant de Rome, que l'homme est timide, paresseux, habitudinaire, il se plaît à continuer sur les anciens errements sans regarder si l'état des choses est changé. Le bien que le vrai philosophe, le sage peut faire, est d'accélérer le temps des corrections. Il peut épargner à une nation bien des essais, et bien des épreuves qu'elle aurait faites à ses dépens, et aurait souvent payées bien cher. Il voit, il calcule le bien, l'utile, l'apropos, et il l'indique. Peut-être la nature seule abandonnée à ses propres forces, les différens essais, les erreurs commises, le mal qui en résulterait, apprendraient autant que les sages; mais cette connoissance arriverait peut être trop tard. Le vrai philosophe politique, n'est en substance que le médecin d'un état. Les bons médecins ne guérissent pas, mais ils hâtent la guérison, ils aident la nature.

Le Marquis.

Tout cela est bel et bon, vous voulez me rendre le courage; mais je suis abbatu. Vous ne savez donc pas combien il en coûte à la nature humaine pour se rétracter?

Le Chevalier.

Je vous parle franchement. La loi de 64 telle qu'elle est, est une des plus glorieuses choses que l'on ait jamais faite: elle mérite de faire époque dans notre siécle. C'est une de ces loix rares que la seule vue du bien public a dictée entre le souverain et le peuple, un acte de confiance réciproque qui n'a pas d'exemple. On a voulu le bien et on l'a voulu avec cette force, ce courage, ce zéle qui est si rare. Les écrivains l'ont indiqué; on les a crus experts, parce qu'ils en avaient le maintien et l'assurance, et que d'ailleurs ils étaient universellement reconnus honnêtes gens et voulant le bien. On a fait ce qu'ils ont dit. Un désir si vif du bien public, n'a pu certainement s'allumer que dans des coeurs honnêtes, et ceux qui ont eu le courage de faire la loi, ont à coup sûr l'âme ferme, sage et vertueuse. Or je pars de là; s'ils sont sages et vertueux ils sont bons philosophes, et la bonne philosophie commence par douter et ne finit jamais par s'obstiner.

Le Marquis.

Je veux voir jusqu'où peut aller la magie de votre discours pour changer le blanc en noir. Comment diable voulez-vous qu'on retracte une loi faite avec examen, discussion, revêtue de toutes les formalités et reçue avec applaudissement de tous les corps les plus respectables de l'état, sans compter les deux milles brochures qui nous ont assommés de son apologie?

Le Chevalier.

Ce n'est que cela qui vous tient? Eh bien je vous promets que le jour où quelqu'un qui entendra la matiere, aura démontré les défauts de la loi, vous entendrez dire primo aux écrivains, que ce que l'on a fait, n'est point du tout ce qu'ils avaient proposé.

Le Marquis.

Ceci pourra bien être, je l'avoue; ils le disent déja. Ils s'écrient dans leurs dernieres brochures qu'on n'a rien fait de ce qu'ils voulaient.

Le Chevalier.

Secundo. Ceux qui ont fait la loi diront qu'ils ont cédé à l'importunité publique. La pureté de leur intention est incontestable; ainsi leur honneur est à l'abri. Les corps respectables qui y ont applaudi diront qu'ils ont rendu témoignage d'un succès; d'ailleurs qu'ils n'ont parlé que des heureux effets de la libre circulation; et comme il y a une différence immense entre la libre circulation et l'exportation quoiqu'on les ait toujours confondues, on n'aura rien en effet à leur reprocher; ainsi voilà tout le monde d'accord.

Le Marquis.

Avez-vous tout dit?

Le Chevalier.

Oui.

Le Marquis.

Eh bien je ne suis pas encore persuadé. Je vous dis qu'on n'en fera pas d'autre.

Le Chevalier.

Cela peut être. Mais savez-vous pourquoi on n'en fera pas d'autre? Ce n'est par aucune de vos raisons, mais c'est que pour faire changer une loi qu'on démontre mauvaise, il faut dire et montrer en même temps quelle est la bonne. Voilà ce qu'il faut faire.

Le Marquis.

à merveille, monsieur le chevalier, je vous entends. Vous voudriez à présent me dire la loi qu'il falloit faire, et moi je n'ai plus d'envie de vous écouter sur cette matiere.

Le Chevalier.

Il le faut. Jusqu'à présent j'ai parlé malgré moi parce que vous avez voulu m' entendre; à présent vous devez m' écouter parce que je veux parler. Mon honneur est compromis. Il ne m' est pas permis de dire qu'une loi est défectueuse, si je ne le prouve; et je ne dois point blâmer une loi, si je n'en indique une meilleure. Quiconque ne sait que médire et critiquer est un sot; il est le plus méprisable des hommes; car rien n'est parfait dans ce monde, et tout est bon jusqu'à ce que l'on connaisse le mieux. Ainsi, monsieur le marquis, reprenez courage et patience, et je vous donne rendez-vous à huitaine.

Le Marquis.

J'y viendrai sans faute; mais nous parlerons d'autre chose.

Le Chevalier.

C'est à sçavoir.







Cinquieme Dialogue



Le 2 décembre avant le dîner.

le chevalier Zanobi, le marquis de Roquemaure, ensuite m le président de p du p de b

Le Chevalier.

Eh bien, mon cher marquis, avez-vous repris courage?

Le Marquis.

J'ai fait ce que j'ai pu; mais s'il faut vous avouer le vrai, je n'y ai pas réussi. J'ai relu mes brochures; j'ai causé; j'ai réfléchi; le tout pour exciter ma curiosité et pouvoir vous écouter avec intérêt...

Le Chevalier.

Eh bien?

Le Marquis.

Eh bien, je suis resté dans le vuide du désespoir; ce que j'ai fait de mieux pour vous plaire, c'est de vous procurer un nouvel auditeur. J'ai rencontré dans une maison le président de... vous le connaissez un peu, à ce que je crois. C'est un jeune magistrat, mais du plus grand mérite, une bonne tête sans opiniâtreté, sans préjugés, un coeur excellent. Il aime à s'instruire, il parle peu; mais il sait écouter. Je lui ai rendu compte de tout ce que vous m' avez dit, autant que je pouvais m' en souvenir; en un mot je lui ai inspiré le plus grand désir de vous entendre. Je lui ai donné rendez-vous ici; il ne tardera pas à venir et je vous mettrai aux prises avec lui. Quant à moi j'écouterai volontiers, et cela vaudra peut-être mieux.

Le Chevalier.

Comment, vous voudriez presque me faire croire que j'avais trop d'avantage sur vous?

Le Marquis.

Il y a longtemps que vous le savez; mais voici le président.

Le Chevalier.

Monsieur le marquis vient de m' instruire, monsieur, du motif qui vous amene; il est si flatteur pour moi que vous me permettrez de vous en faire mes remercimens. Le Marquis, au président.monsieur, je lui ai tout dit. Il sait que vous prendrez ma place, et il verra qu'il a à faire à forte partie. En vérité il avait trop beau jeu avec moi.

Le Président.

Il ne l'aura pas moins. Mon âge, mon peu d'expérience, mes occupations, les devoirs de mon état me rendent encore bien novice dans la grande science de l'administration, et le peu que j'ai lu sur cette matiere n'a servi jusqu'à présent qu'à m' apprendre que les ouvrages qui en instruiront les hommes sont encore à faire.

Le Chevalier.

Comme je ne lis que très-peu ou point du tout, je ne sçaurais vous dire au juste ce qu'il y a de bien fait. J'avoue que j'ai lu la théorie de l'impôt , qui m' a paru un excellent ouvrage; il m' a beaucoup appris, et je sens que ce que vous dites, monsieur, doit être vrai; car ce livre n'a pas eu un grand succès. Peu de gens l'ont entendu, personne n'en a profité.

Le Marquis.

Vous faites donc cas de la théorie de l'impôt ? Il m' a paru si obscur que je n'y ai presque rien compris.

Le Chevalier.

Je n'en adopte pas toutes les idées; mais il y en a de bien vraies et de bien profondes.

Le Marquis.

Mais savez-vous que l'auteur est ami de ces écrivains dont vous dites tant de mal?

Le Chevalier.

Cela se peut. Je crois vous avoir dit que je n'ai lu aucune des brochures qu'on a publiée sur la question du commerce des bleds. J'étais absent lorsqu'elles ont paru, et vous savez qu'à Paris les nouveaux livres sont comme les oiseaux de passage, il faut les prendre dans leur saison; un mois plus tard on ne les voit plus dans les champs. Vous savez que je n'en ai parlé que d'après vous; mais je connais plusieurs de leurs auteurs, et je défie qu'on puisse trouver de plus honnêtes gens; et si l'auteur de la théorie de l'impôt les a choisis pour amis, il ne pouvait mieux faire; cela est très-naturel, les honnêtes gens se cherchent.

Le Président.

Vous lisez donc bien peu, monsieur le chevalier?

Le Chevalier.

Presque point.

Le Président.

Mais lorsque vous lisez, quelle est votre lecture favorite?

Le Chevalier.

L'almanach royal. Le Marquis, à part. toujours le même! Il ne cessera jamais de plaisanter.

Le Chevalier.

C'est le livre le plus rempli de faits et de vérités. Tous ceux qui sont de ce genre me font plaisir. En prose tout le reste me paraît superflu; j'aime mieux réfléchir; je dis en prose, car les vers sur toute espèce de matiere me font plaisir, et je ne suis pas difficile. Je ne condamne pas les poëtes à rimer et à raisonner en même temps. nemo duplici poenâ puniendus est , vous le sçavez, monsieur le président?

Le Président.

C'est un axiome du droit romain; on ne l'observe plus à la rigueur, ni au palais ni au parnasse. Les poëtes aujourd'hui se condamnent eux-mêmes à raisonner.

Le Chevalier.

Il faudrait par une bonne sentence les en relever; le public et eux y gagneraient beaucoup.

Le Président.

au chevalier. mais il me semble qu'aimant si fort à méditer; les ouvrages de philosophie, ou d'un penseur profond sur quelque matiere que ce soit, devraient vous faire plaisir, ne fut-ce que pour vous exciter à réfléchir.

Le Chevalier.

Ils me causent un double travail. D'après des faits connus une vérité est bientôt trouvée; mais si je lis un penseur qui se trompe, il faut que je cherche et que je découvre l'endroit précis où il s'est égaré. Le gîte du paralogisme. C'est une pénible chasse au moins. Je suis encore plus cruel avec moi-même; car ne pouvant jamais me persuader qu'un homme se trompe sans qu'il y ait quelque cause qui l'induise en erreur, je vais recherchant cette cause (recherche instructive mais fatiguante); j'ai quelquefois le bonheur de la trouver, et même j'ose le dire, à force d'exercice je suis devenu assez adroit à cette chasse; je connais pour ainsi dire toutes les tannieres d'où sortent les erreurs, car elles ne sont pas en grand nombre.

Le Président.

Je vous prie de m' en indiquer quelques unes.

Le Chevalier.

Ce sont toujours ou les moeurs ou les idées du siécle dans lequel a vécu l'auteur, le ton dominant des beaux esprits d'alors, quelque écrivain célebre qui aura maîtrîsé son siécle etc. Mais la grande source des erreurs, celle dans laquelle tous les hommes tombent plus ou moins, celle dont on ne se garentit point, c'est l'habitude de généraliser une idée particuliere. On s'en apperçoit d'autant moins que c'est une faute à demi. L'idée est vraie dans quelques cas ou dans quelques circonstances particulieres, le seul tort est de la généraliser. Montesquieu, le grand Montesquieu n'a fait que des fautes de ce genre; heureux à découvrir les idées les plus fines, les rapports les plus délicats, il a bien vu ce qu'il a vu dans un objet particulier dont il était fortement affecté en le méditant; mais ensuite il l'a généralisé.

Le Marquis.

Monsieur le chevalier, quelle opinion avez-vous de l' esprit des loix ? Quel cas en faites-vous?

Le Chevalier.

Il me paraît le meilleur livre que nous ayons dans son genre.

Le Marquis.

Dans son genre! Comment dans son genre?

Le Chevalier.

Parce qu'un homme pourrait dire qu'il aime mieux un bon pâté de Périgueux que tout le livre de Montesquieu, et il aurait peut-être raison; du moins ce serait son goût, et ce goût ne ferait aucun tort à l'esprit des loix. La comparaison doit être entre choses de même genre et comparables entre elles.

Le Marquis.

Oui j'entends bien; mais raillerie à part, est-ce qu'un homme pourrait sérieusement mépriserl'esprit des loix ?

Le Chevalier.

Oui très-assurément.

Le Marquis.

Je n'entends pas cela?

Le Président.

Ni moi non plus.

Le Chevalier.

Cela est pourtant très-aisé à comprendre. Examinez le genre d'études de Montesquieu et de ceux de sa classe que vous me permettrez d'appeller métaphysiciens, quoique ce nom soit peut-être impropre, mais il est adopté. Leur travail est un vrai travail de marquetterie, ou si vous voulez une mosaïque. Il consiste à rassembler une infinité de petits morceaux détachés qu'ils ne doivent avoir ni fabriqués ni altérés, mais qui sont existants, vrais, tels enfin que la nature les donne. De ces parties artistement collées, arrangées, nuancées, il en résulte un grand tableau et un spectacle nouveau, quoique fait en entier de piéces qui étaient éparpillées. La peine de la recherche des matériaux, leur vérité naturelle, la grandeur de l'ouvrage, l'ensemble, la simétrie, l'ordre, l'effet, l'exactitude des jonctions, la beauté des nuances et des dégradations font tout le mérite et tout le prix de ce travail; et parmi les ouvrages que nous avons de ce genre, il n'en est point de plus vaste et où l'on ait fait entrer plus de matériaux que dans celui que Montesquieu a osé entreprendre. Or il est presqu'impossible que ce genre d'ouvrage soit applaudi des poëtes.

Le Marquis.

Pourquoi?

Le Chevalier.

Parce que le travail du poëte est dans un genre diamétralement opposé. Le poëte est un fondeur de statues; il crée, il invente; son ouvrage n'a de mérite qu'autant qu'il est d'un seul jet et moulé d'une seule fonte; point de morceaux colés, appliqués, soudés; un certain désordre dans la composition, un peu de négligence dans le poli, loin de lui faire tort, l'embellissent. Ainsi le poëte ne trouve rien à admirer dans le métaphysicien, ni le métaphysicien dans le poëte. Le poëte lui dira toujours, vous n'avez rien imaginé, et l'autre lui répondra, vous ne m' avez rien prouvé.

Le Marquis.

Mais s'il y avait un métaphysicien qui fut poëte en même-temps, qu'en diriez-vous?

Le Chevalier.

Qu'on ne manquera pas de croire qu'il se contredit souvent.

Le Marquis.

Qu'il se contredit?

Le Chevalier.

Oui, on le dira et je ne l'en estimerai pas moins. Ces contradictions apparentes ne doivent pas lui faire plus de tort que les phases à la lune. Cet astre est toujours le même malgré les divers aspects qu'il nous présente. Pour contenter tout le monde, le métaphysicien poëte devrait imprimer l'almanach des jours où il était poëte, et celui des jours où il était métaphysicien; mais plaisanterie à part, j'admirerai toujours celui en qui la nature voulant se jouer et nous étaler toute l'étendue de ses forces, a réuni deux êtres très-rares et très-précieux pour en faire un de la derniere rareté.

Le Marquis.

Ah! Pour cette fois il faut que je vous embrasse; malgré les chagrins que vous m' avez causés; il le faut, vous le méritez.

Le Chevalier.

Eh! Vous m' étouffez.

Le Marquis.

N'importe, vous ne savez pas le plaisir que vous m' avez fait. Si vous saviez ce que vous avez dit?

Le Chevalier.

Qu'est-ce que j'ai dit?

Le Marquis.

Ah si vous le saviez! Vous sauriez que vous avez dit bien des choses. Mais laissons cela. Le président est ici pour vous entendre parler de pain.

Le Chevalier.

Toujours du pain! non in solo pane vivit homo.

Le Marquis.

Il est mon second. Je lui ai conté l'aventure de ma garde-robe, il l'a trouvée indigne; et vous devez lui en faire raison.

Le Chevalier.

Je suis prêt. Monsieur, nous étions le marquis et moi compagnons de voyage; nous nous promenions dans l'Europe, examinant en curieux les différentes administrations convenables à chaque pays en fait de bled. Nous étions arrivés en Flandres et nous avions le projet de faire un tour en Sicile. Brusquement il s'en dégoute, revient en France, et là sans sujet, sans autre préambule, il se met à déchirer à belles dents l'édit de 64.

Le Marquis.

Qui, moi?

Le Chevalier.

Laissez-moi achever. Il en dit tout le mal possible. J'ai beau l'avertir, lui faire signe; marquis, prenez garde, vous avez des amis à ménager, rien ne l'arrête. Enfin après s'être bien déchaîné, il s'est mis à soutenir sans trop savoir pourquoi, qu'encore que cette loi fût imparfaite, on n'en ferait jamais d'autre. Il est vrai que sur ce point, je l'ai fait un peu revenir.

Le Marquis.

Ah, le monstre! Je me repens de l'avoir embrassé. Monsieur, de tout ce qu'il vient de dire il n'y a pas un mot de vrai. Personne de nous n'a dit du mal de l'édit; mais je me suis apperçu qu'il en dirait, et lui ne s'en est pas tenu à dire que la loi était imparfaite, mais il s'est engagé à le prouver.

Le Président.

Au lieu d'être ici pour écouter, je vois qu'il me faudra reprendre mes fonctions de juge. Voilà deux dépositions bien discordantes. Comment découvrir la vérité?

Le Marquis, en indiquant Le Chevalier.

donnez-lui la question.

Le Président.

Elle n'est plus de mode; les beaux génies la détestent. D'ailleurs, comment savoir lequel des deux il faudrait y appliquer?

Le Chevalier.

Tous les deux, c'est le plus sûr.

Le Président.

Soit, je suivrai votre conseil. Vous aurez mes questions pour torture. La vôtre, marquis, sera de nous écouter, sans nous interrompre. Mais je ne puis vous cacher que la loi de la libre exportation faite en 64, m' a constamment paru une loi aussi sage qu'utile. Le bien qu'en doivent ressentir l'agriculture, le commerce, les manufactures même, m' a paru aussi grand qu'évident. Monsieur le marquis m' a raconté comment vous lui aviez fait entrevoir par une espéce d'apologue très-ingénieux à la vérité, que vous alliez être d'un avis contraire. Serait-il possible que l'ancien systême, la méthode depuis longtemps adoptée dans l'administration des bleds vous parûssent...

Le Chevalier.

Pardonnez-moi si je vous interromps. Cette impolitesse est peut-être moins grande que n'eût été celle de ne pas vous répondre si je vous avais laissé achever, et c'est là mon excuse. Mais je dois vous prévenir qu'il y a quelques jours que le marquis obstiné voulut me faire parler sur l'administration des bleds; je commençai d'abord par lui faire remarquer combien l'esprit de cette législation doit varier selon les différentes constitutions des pays. Nous avions observé les pays industrieux qui ont un sol stérile et nous devions parler des pays agricoles et fertiles. Des considérations sur la nature, le caractere et les différens rapports de cette espéce de pays, sont absolument nécessaires, et je dois m' y arrêter avant de répondre à votre question. Le marquis toujours impatient interrompit le discours; il faut le reprendre. Peut-être je vais vous dire des choses très-communes; si j'avais lu les livres qui ont paru, je saurais si d'autres ont parlé de ce que je crois important de vous dire, et je vous en épargnerais la répétition inutile; mais je l'ignore. Vous me ferez la grace de m' en avertir et alors je glisserai sur ce qui vous sera connu.

Le Président.

Comptez que nous vous écouterons avec plaisir, même quand vous diriez ce que d'autres ont dit. La France, quoique aujourd'hui remplie de manufactures de toutes espéces, est par sa nature un pays agricole.

Le Chevalier.

Cela est vrai.

Le Président.

Ainsi cet examen me parait de la plus grande importance. Vous pouvez le commencer.

Le Chevalier.

Dites-moi, monsieur le président, avez-vous jamais examiné de près ce que c'est qu'un peuple agricole?

Le Président.

Je ne sais trop.

Le Chevalier.

Eh bien je vais vous le dire, et ne vous étonnez pas. C'est une nation de joueurs.

Le Président.

Une nation de joueurs? Ce peu de mots excite une telle foule d'idées dans ma tête, que je ne saurais vous répondre ni oui ni non. Il faut y réfléchir.

Le Marquis.

Ah! Monsieur le président, ne vous y fiez pas. C'est la malice ordinaire du chevalier; il a comme cela des idées toutes neuves, fort étranges, inouies, par lesquelles il surprend et attaque son homme; il a pour ainsi dire des lanternes sourdes sous son manteau, il les découvre subitement, il vous les tourne aux yeux, il vous éblouit, et pendant que vous êtes occupé à vous reconnaitre, il gagne bien du chemin, il avance proposition sur proposition, théorême sur théorême, et vous vous trouvez enveloppé avant que de vous en être apperçu.

Le Chevalier.

Marquis, vous ne deviez pas parler.

Le Marquis.

Cela est vrai, mais il n'a jamais été défendu à quelqu'un qui est à la question de révéler un secret utile à son juge.

Le Chevalier.

Pour cette fois vous avez raison; mais puisque vous vous défiez si fort de moi, je vous ôterai tout soupçon de surprise; je vous laisserai tout le tems d'examiner si ma comparaison est juste. Avez-vous connu des joueurs dans votre vie?

Le Marquis.

Belle demande! Et dans ma jeunesse? ... et à l'armée? ... si je vous disais que j'ai été joueur moi même; mais si malheureux, si malheureux! J'en suis corrigé, je ne joue plus à présent.

Le Chevalier.

Eh bien, vous conviendrez avec moi qu'un gros joueur a un caractere qui est le résultat de la vie qu'il mene. Comme il y a une disproportion énorme entre son revenu certain et ce que le jeu peut lui rapporter dans une seule soirée, sa vie n'est qu'un tissu d'espérance et d'incertitude, il ne saurait accuser ni calculer quel est son revenu; et quoiqu'il sache très-bien que le jeu a des vicissitudes, il aime à n'en rien croire. Il se plaît à espérer que le gain du lendemain égalera et surpassera même celui du jour ou de la veille. Il prévoit un mois, une année entiere de bonheur, il qualifie son espérance de pressentiment, il voit des monts d'or devant lui, cette opinion donne le ton à toute sa conduite, il aime le luxe, le faste et il a les vertus de cet état, il est généreux, honorable, courageux. Arrive-t-il un revers? Il emprunte à gros intérêts, il engage ses bijoux, il paye comme il peut et n'est point occupé du choix des moyens. Il ne se refuse jamais rien, hormis le nécessaire; sa maison annonce d'un côté la richesse, de l'autre le défaut d'argent et en tout le désordre. S'il a du bonheur, il commence par satisfaire ses caprices; et le dernier de ses soins est de dégager ses effets, parce qu'il compte toujours qu'une autre soirée de bonheur lui en fournira les moyens. Il est souvent gai, jamais content; il est vivement paresseux, c'est-à-dire qu'il a toujours de vastes projets qu'il n'acheve pas, soit faute de temps, soit faute de moyens, ou peut-être parce qu'il n'est jamais dans une assiette tranquille.

Le Marquis.

Ce portrait est ressemblant, je l'avoue.

Le Chevalier.

Il n'est pas achevé. Un joueur veut paraître esprit fort; il l'est même quelquefois sur certains points; mais quoiqu'il fasse, un penchant invincible l'entraîne à croire à ce que vous appellez guignon. Il parvient même quelquefois à être ridicule sur ce point.

Le Président.

Cela est très-vrai, mais en trouvez-vous la raison?

Le Chevalier.

Elle est aisée à trouver. La science, les forces, les moyens de l'esprit humain ne suffisent pas pour nous mettre à l'abri du sort. Un joueur est exposé au hazard, il n'en voit ni les loix, ni la marche; ainsi lorsque tout son savoir est épuisé et qu'il a tout mis en oeuvre, il faut encore qu'il attende d'un coeur incertain et palpitant le sort de l'événement. Dans cet état d'hésitation, son ame est fortement occupée et son esprit n'a rien à faire. Il ne saurait penser à autre chose et il ne lui reste plus rien à penser sur celle qui l'occupe. Alors son ame se promene dans le vuide, rencontre des combinaisons fortuites, les remarque, s'y fixe et croit y trouver une liaison constante; et comme l'objet dont il est occupé est très-important, il ne veut rien négliger. Il n'y croit pas trop, mais malgré cela il le fait pour s'épargner des regrets. Imaginer des rapports entre deux choses qui n'en ont aucun, est la définition de la crédulité, et du guignon. C'est le genre et l'espece.

Le Marquis.

Cela est ma foi très-beau et très-juste; le croiriez-vous, chevalier? J'ai eu long-temps la manie de croire que ma tabatiere sur la table me faisait perdre au quinze; je savais que c'était une folie, mais pour rien au monde je ne l'aurais tirée de ma poche.

Le Chevalier.

Voyons à présent quelle est la fin d'un joueur?

Le Marquis.

Oh! Je la sais; à l'hôpital les trois quarts.

Le Chevalier.

Pas tous. Ceux qui au milieu de la passion du jeu conservent assez de sang froid et de prévoyance pour se souvenir que rien n'est moins capricieux que le hazard ni moins fortuit que la fortune, qu'elle a une marche et un retour constant, ne reglent pas leur dépense sur le gain d'une soirée. Ils épargnent, placent leur profit, augmentent leur revenu fixe, en destinent une somme réservée pour les revers du jeu. Ils évitent sur-tout d'emprunter ou de vendre pour payer, et à mesure qu'ils ont assuré en bonnes rentes le profit d'un moment heureux, ils diminuent leur jeu. Ceux-ci font quelquefois une fortune brillante et solide.

Le Marquis.

Il y en a bien peu.

Le Chevalier.

J'en conviens. La plupart des joueurs suivent la route contraire; leur début est souvent heureux ou du moins balancé, et rien ne paraît annoncer la catastrophe qui les attend. Mais comme dans le gain ils dépensent follement, dans la perte ils empruntent encore plus follement. à la longue ils sont ruinés; ils croyent avoir été malheureux et avoir plus souvent perdu que gagné; mais le vice et l'inégalité qu'ils attribuent à la marche irréguliere des hazards et des combinaisons sont tout entieres dans l'emploi qu'ils ont fait de leur argent. Enfin réduits à la misere, incapables d'aucun mêtier, ayant vécu trop noblement et avec des idées trop vastes pour s'assujettir à la peine d'un gain modique et sûr, ils vont ensevelir les restes d'une vie languissante dans l'oubli d'une province, laissant leurs enfans en proie à la servitude et à la pauvreté.

Le Marquis.

J'ai vu les enfans d'un joueur servir chez l'intendant de feu leur pere; ainsi voilà qui est bien, chevalier; vous avez peint les joueurs à merveille, mais à quel propos?

Le Chevalier.

à propos de notre discours. Trouvez-vous ma peinture ressemblante à celle d'une nation purement agricole?

Le Marquis.

Point du tout.

Le Chevalier.

Et vous, monsieur le président?

Le Président.

Je n'ai pas vu de mes yeux de pays purement agricole; mais s'il faut vous avouer la vérité, d'après les principes sur l'importance de l'agriculture que plusieurs écrivains ont bien établis, le tableau que je m' en faisais est fort différent du vôtre. Je croyais qu'un pays agricole était un pays heureux, que la paresse, l'oisiveté, le luxe en étaient bannis; qu'une grande frugalité y entretenait l'égalité des conditions; que les moeurs y étaient plus pures, la vertu plus solide; que la terre, mere tendre et reconnaissante, répondant aux voeux et aux travaux des cultivateurs, augmentait leur richesse réelle, favorisait la population, satisfaisait aux besoins, se refusait aux caprices et amenait en conséquence la paix, la gaieté, la santé, l'abondance.

Le Chevalier.

Votre description m' a fait plaisir, elle me rajeunit. La poésie est la passion de la jeunesse. Mais écoutez le vieillard à présent qui va effacer la belle et douce illusion, le coloris frais et riant du roman, et peindre la triste et presque toujours vilaine vérité. Vous n'avez pas vu de pays agricoles, vos écrivains n'en ont pas vu non plus, et votre description ne ressemble pas plus à la vérité que les bergers enrubanés, Hylas et Philène ne ressemblent à nos sales gardiens de moutons. Moi j'ai vu ces pays; que dis-je vu? Malheureusement j'y suis né, et je n'ai dans mes vieux ans d'autre consolation que d'espérer dans la vertu des souverains que le ciel vient d'accorder à l'Italie, qu'ils changeront enfin sa qualité actuelle de pays agricole, et lui feront réprendre son ancien état de pays manufacturier. Vous conviendrez d'abord qu'un agriculteur est un vrai joueur, et un gros joueur. Je lui vois prendre des rouleaux de louis, prix de la semence, du labour, du travail, et les jetter sur un champ de terre contre les élémens et les saisons qui tiennent la banque. L'homme est toujours le même; ses vertus, ses vices, ses passions tiennent à son physique; il serait impossible après cela qu'un agriculteur ne ressemblât pas à un joueur.

Le Président.

Cela ne me parait pas si évident.

Le Chevalier.

Prenez garde que ce jeu est long. Il n'y a qu'une chance de hazard par année. En le comparant à un jeu de pharaon, la taille ne finirait qu'en vingt-six ans, et vous savez qu'une ou deux tailles ne décident pas du sort de la soirée. Aussi il est très-vrai que vous ne remarquerez pas dans un pays agricole tous les effets que je vous indique au bout de trente ou quarante ans; mais prenez le au bout de trois siécles et vous verrez ce qu'il est devenu. Voulez-vous que j'en fasse l'histoire et le tableau? Les voici. Les commencemens d'un peuple agricole sont assez heureux; nouvellement établi dans un pays inculte et par conséquent très-fécond, il prospere, sa population augmente; les secours mutuels cimentés d'une amitié cordiale entre les colonistes multiplient les ressources; les moeurs simples et austeres, l'endurcissement au travail, une férocité guerriere conservent la liberté, quelque forme que puisse avoir son gouvernement. Voilà la premiere époque du joueur; mais le caractere mâle et belliqueux des peuples enfante des guerres, soit intestines soit étrangeres. La guerre est le luxe des nations. L'état commence alors à décliner; la jeunesse robuste une fois élaguée par la guerre, la culture dégénere, la disette parait; alors il faut avoir recours à ses voisins. Le commerce commence, mais un commerce en perte, l'argent sort, l'état s'épuise; la dette nationale prend sa naissance. Aucune manufacture (puisque la nation ne s'y est pas adonnée) ne saurait payer l'achat de la subsistance dans ces années de disette; il faut donc acheter à crédit et payer l'intérêt de ce crédit, ainsi l'ordre et l'harmonie de tout le corps commencent à s'altérer. Les droits essentiels de la souveraineté sont engagés, aliénés, usurpés; l'inégalité des conditions s'établit; voilà la seconde époque du joueur endetté; mais l'espérance luit encore; une suite de bonnes récoltes parait pouvoir relever l'état, une mauvaise le replonge dans de nouveaux embarras. à cette époque le commerce ayant ouvert les portes à l'étranger industrieux, il vient par de nouveaux objets tenter la cupidité naturelle à l'homme. Il fait naître de nouveaux besoins, de nouveaux desirs, il corrompt les moeurs de l'agricole avant que de les avoir adoucies. Le goût des fêtes et de la magnificence germe alors pour la premiere fois dans le coeur des plus puissants; ils veulent avoir du luxe chez eux avant que d'y avoir établi les arts; ils oppriment le faible pour se satisfaire. Ne connoissant pas le prix des ouvrages des arts qui leurs sont inconnus, tout leur parait merveilleux, précieux; ils payent les manufactures étrangeres à un prix exorbitant. L'étranger en profite, il trompe les grands sur les ventes et fraude les petits sur les prêts à usure. L'argent se resserre et disparait; la culture en souffre, les impôts augmentent et le revenu national diminue. L'état touche à sa perte; enfin le mal est au comble. Le peuple, grand connaisseur des effets et mauvais juge des causes, attribue sa misere à l'abus du pouvoir des grands, et appelle le despotisme à son secours. Voilà la derniere époque; réduit à ce point le peuple agricole, conserve encore les vertus de son caractere primitif; il est bon, généreux, hospitalier, brave, franc, sensible à l'honneur, mais il est engourdi par le malheur, et paresseux par incertitude ou par défauts de moyens. L'argent sans mouvement est resserré ou dans les mains mortes ou dans les mains des seigneurs, ou dans celles d'un petit nombre de commerçans; ceux-ci y sont haïs et méprisés; mais ils prêtent l'argent à gros intérêts et cela les console. Vous les verrez toujours étrangers, souvent même d'une autre religion, juifs, arméniens, grecs, hérétiques etc. Ils forment une société et une nation à part, objet de haîne pour le peuple et de persécution pour les seigneurs; ce sont des sangsues dont on ne retire le sang qu'en les hachant par morceaux. C'est par ces cruautés que chez des peuples d'ailleurs vertueux et bons, la politique croit rétablir la circulation de l'argent. Les manufactures, l'industrie et toute espèce de gain petit et certain, inconnue au peuple agricole, est par lui regardée comme ignoble. L'agriculteur se croit noble, aime la guerre, la chasse, la galanterie, le faste extérieur, la sobriété domestique, mais jamais de propreté, jamais d'ordre ni d'ensemble. Dépourvu d'argent, il cultive mal, vend avec précipitation, et ne retire pas d'une heureuse récolte le profit qu'il en pourrait tirer. On voit chez ces peuples des entreprises d'édifices très-vastes, rarement achevés, et tout à côtés des objets de misere; rien de soigné, rien d'aligné, point d'ordre; les bâtimens de luxe y sont préférés aux plus utiles. Le gouvernement se trouve à la fin monté sur le ton de la nature du pays; les pertes continuelles, l'endettement de l'état, ont produit d'abord l'épuisement de l'argent. On a voulu payer en nature, on a aliéné tout le domaine; je n'entends point par domaine des terres et des châteaux; j'entends le droit précieux et inaliénable de gouverner les hommes, de les commander en temps de guerre, de les juger en temps de paix, et d'en retirer des impôts. Voilà l'origine des fiefs, des droits domaniaux, des dixmes ecclésiastiques et seigneuriales; voilà la naissance, ou de l'anarchie que vous pourrez autrement appeller le gouvernement féodal, ou du despotisme. Ce dernier ne s'accommode que de l'agriculteur, car l'agriculteur est collé à sa terre, il ne peut pas l'emporter avec lui, et s'il s'en va, n'ayant connaissance d'aucun métier, il ne lui reste aucun moyen pour vivre, ainsi il faut qu'il demeure et qu'il souffre. Le manufacturier ne se laisse pas fouler, il s'en va et emporte avec lui ses mains qui sont sa terre et son trésor. La superstition enfin s'engendre chez un peuple qui vit toujours dans l'incertitude d'un succès de récoltes, au-dessus de tous les efforts de l'homme; la crainte et l'esperance forment le sol naturel de cette plante qu'on voit faner à l'instant qu'elle est à l'abri de l'incertitude et des malheurs. Vous n'avez vu aucune époque dans l'histoire de diminution de la superstition qui ne fut en même temps celle de la perfection des arts; et si vous exceptez le peuple romain qui a été en tout une exception de toutes les regles, vous n'aurez aucun exemple de pays libres où les manufactures n'aient été florissantes.

Le Président.

Mais cela peut venir de différentes causes.

Le Chevalier.

Prenez garde de ne pas confondre les effets et les causes, c'est l'erreur de tous les hommes, et pour l'eviter, croyez que tout ce que vous rencontrerez toujours ensemble est lié par une chaîne nécessaire et que l'un est cause et effet en même temps de l'autre. Enfin pour achever le tableau, un peuple purement agricole est le plus malheureux des peuples; livré à la servitude, à la superstition et à l'indigence, il cultive d'autant plus mal, que la culture est sa seule occupation, et il souffre d'autant plus les horreurs de la disette, qu'il n'a que des productions de la terre pour tout bien. Telle est la Turquie, la Pologne et bien d'autres pays de l'Europe qu'il n'est pas nécessaire de vous nommer. Telle a été et serait encore la France, si le grand génie de Colbert n'avait ramené votre nation de la fainéante indigence de l'état agricole et de la féroce anarchie de la chevalerie à la tranquillité de la soumission, au calme de l'aisance et au luxe de l'industrie. C'est lui qui a rendu les français moins caracolans à la vérité dans les tournois, moins adroits à rompre des lances, mais plus navigateurs sur l'océan et plus adroits dans les ouvrages des arts et du savoir.

Le Président.

Les exemples et les faits sont en votre faveur, je l'avoue; mais permettez-moi de vous dire que je ne saurais me résoudre à attribuer la totalité de ces effets fâcheux, à l'abandon des arts et des manufactures chez un peuple agricole. Il est vrai que la culture est exposée aux hazards des saisons, et je conviens qu'en cela elle diffère essentiellement des manufactures dont le rapport et le produit peuvent se regarder comme certains et reglés. Mais il me paraît que, lorsqu'on doit s'attendre aux vicissitudes des saisons, on peut se prémunir et s'assurer du produit constant de ce que nous appellons années communes, avoir par conséquent un fond destiné à la réproduction, et se mettre par ce moyen à l'abri du sort.

Le Chevalier.

Et cela vous paraît simple et aisé à faire?

Le Président.

Il me le semble.

Le Chevalier.

Et cela n'est pas. Rien ne paraît plus simple que de dire que l'homme doit être sage, prévoyant, instruit par son exemple ou par celui des autres, et au fait rien n'est si difficile et si rare à rencontrer. C'est le cas des joueurs sages, et le marquis qui s'y connait, dit qu'il y en a fort peu; il convient que, s'il y en a, ils feront une grande fortune; mais cela même prouve combien ils sont rares, car ils ne feraient pas une grande fortune, s'il y en avait beaucoup. Parlez, marquis, ne l'avez-vous pas dit?

Le Marquis.

Je ne sais pas à quel propos vous venez m' interpeller. On m' a interdit de parler.

Le Chevalier.

Vous avez pu révéler des secrets au juge, vous pourriez rendre témoignage aux parties.

Le Marquis.

Et si je voulais me taire?

Le Chevalier.

Tout comme il vous plaira; j'en charge votre conscience.

Le Marquis.

Oh puisque la conscience s'en mêle, je parlerai. Président, je ne voulais pas le dire, je vous en ai averti et cela n'a servi de rien; mais en vérité vous êtes pris, le chevalier a raison; oui ma foi il a raison. Au commencement de son discours j'étais de votre avis; ensuite il en a tant dit, qu'il m' a fait faire des réflexions et je trouve qu'il a raison. J'ai un fermier dans une de mes terres en Picardie dont la femme et les filles ont une manufacture de toiles; ce fermier me paye toujours bien; il n'y a ni bonnes ni mauvaises années pour lui; le commerce des toiles aide sa ferme; il a toujours quelqu'argent d'avance; il n'est jamais pressé de vendre, et tout va bien. J'en ai un en Beauce où il n'y a point de manufacture, et en vérité, je ne sais plus comment m' y prendre pour me faire payer. Mon fermier, bon homme au fond, franc et loyal est le plus indolent paresseux et mauvais calculateur qui existe; tous les ans il m' écrit en février que la récolte donne les plus belles espérances; et tous les ans en juin, il me mande qu'elle a manqué; il envoye des cierges à une notre-dame du voisinage, voilà toutes ses prévoyances; il espère, il est frustré et cela ne lui manque jamais. J'ai beau l'attendre, lui faire des remises, quelquefois des avances, je ne sais comment il s'y prend, mais il se laisse toujours arriérer; mille espèces de contrats, d'engagemens tous ruineux pour lui, lui font perdre le profit d'une bonne récolte. Il vend en herbe, il fait enharrer ses bleds: il emprunte à gros intérêts; et quand il est le plus proche de sa ruine, il va mettre à l'enchere sur une autre ferme et faire la guerre à son voisin; le chevalier avait raison. La guerre est son luxe; moins il a de moyens, plus il a d'idées vastes; il finit par plaider, vous devinez le reste. Ainsi, mon cher président, mettez bas les armes. Il ne faut pas s'attendre à la sagesse d'une multitude d'hommes. Un particulier, un individu peut en avoir; quant au total, je crois que si le produit régulier et constant d'une manufacture ou de quelques rentes solides ne soutient l'agriculture, il faut à la fin qu'elle culbute. Un agriculteur ressemble alors à un joueur qui doit vivre uniquement du produit du jeu; il est impossible qu'il s'en tire.

Le Chevalier.

Dieu vous le rende, mon cher marquis; votre vertu m' édifie au dernier point. Je vous ai fait enrager quelquefois et j'en demande pardon à Dieu et à justice. Vous me rendez à présent le bien pour le mal; achevez votre ouvrage et ajoutez à ce que vous venez de dire, qu'on n'a jamais vu et qu'on ne verra jamais une ville manufacturiere dont les environs ne soient parfaitement cultivés, même sur os sol stérile. Un hollandais me disait que la Hollande est un seigneur dont la mer est le fief et la terre est le jardin. Il emploie le revenu de son fief pour avoir un parc superbe et un trés-beau jardin. Vous voyez à Paris m le d de b dont le jardin est un prodige de culture; ce n'est pas parce que son jardin est bien cultivé qu'il est riche, c'est parce qu'il est riche que son jardin est bien entretenu.

Le Président.

Je croyais que la cause de l'excellente culture des environs des villes manufacturieres était la population même des villes qui augmente la consommation.

Le Chevalier.

Vous n'êtes pas seul à le croire. Il n'y a presque personne qui ne soit dans cette erreur, mais c'en est une.

Le Président.

Comment?

Le Chevalier.

Deux exemples frappans vont vous en convaincre, Rome et Madrid. Voilà deux villes de cent soixante mille habitans chacune, deux capitales, deux grandes cours, habitées par de riches personnages. Dans ces deux villes une masse prodigieuse d'argent roule de toutes parts et les campagnes des environs sont de vrais déserts.

Le Président.

Cela est bien étonnant. Et pourquoi?

Le Chevalier.

Parce qu'il n'y a pas une seule manufacture établie dans ces villes; mais je dis pas une.

Le Président.

De grace, expliquez moi cela plus clairement.

Le Chevalier.

Une manufacture peut être exercée par la femme, les filles, les freres, les cousins d'un fermier; ainsi l'argent qu'elle rapporte reste dans la famille et soutient la culture de sa terre, il sert à faire les avances, à éviter les ventes précipitées en perte; sans emprunter le fermier se tire d'affaire; mais si l'argent n'est que dans les mains d'un riche consommateur, il est encore trop loin du fermier qui ne saurait ni l'emprunter, ni en faire aucune circulation. Qu'importe aux riches seigneurs d'où ils tireront les agrémens du luxe de la vie, pourvu qu'ils en jouissent? Qu'importe à un cardinal ou à un grand d'Espagne de savoir d'où viennent les bons fruits dont il veut que sa table soit garnie? L'un les tirera de Toscane, de Malthe, de Naples; l'autre de Valence. Le plus ou moins de dépense ne les arrêtera pas. Ainsi l'argent qui s'écoule et tombe des mains du consommateur fait un bond et va encourager un agriculteur; mais dieu sait où. Vous pouvez donc avoir de grands seigneurs consommateurs, très-riches au milieu d'un peuple pauvre et d'un pays inculte; et si ces exemples ne vous persuadent point, en voici de plus proches, Compiegne et Fontainebleau. Tous les ans la cour y fait dépenser dix millions par les consommateurs les plus riches de l'Europe. Cela dure depuis des siecles, et je connais peu de pays aussi pauvres et aussi mal cultivés. Il n'y a pas en France de petite ville manufacturiere qui ne soit beaucoup plus florissante que ces deux résidences des rois très-chevelus et des rois très-chrétiens; car elles jouissent de cet honneur depuis la premiere race. Vous voyez donc que cent mille écus qu'une fabrique quelconque ferait entrer dans un pays, y font plus de bien que cinq millions qu'on ferait semblant d'y dépenser; je dis qu'on ferait semblant, car on n'y fait qu'en donner les reçus. Le profit est allé bien loin, et dieu sait où il s'est arrêté.

Le Marquis.

Cela est clair.

Le Président.

Mais...

Le Marquis.

Mon cher président, vous pourriez enfiler des mais, et des objections à l'infini, je vous conseille pourtant de vous rendre. Le chevalier est trop fort sur cette these.

Le Président.

Pardonnez-moi, je ne voulais pas faire d'objections, je voulais seulement savoir quelle conséquence monsieur le chevalier voulait tirer de ce qu'il vient de nous prouver.

Le Chevalier.

Vous faire sentir l'importance des manufactures, et quel précieux trésor vous avez à garder, puisque le grand Colbert les a données à la France. C'est des manufactures seules que vous pouvez espérer une circulation prompte et égale des richesses, l'extinction des usures et des contracts onéreux pour l'emprunteur, l'égalité du produit total de l'état au milieu de toutes les vicissitudes, l'égalité par conséquent du produit des impôts d'où dérive la force de l'état; toute force qui n'est pas réglée et durable, qui vient par secousses et par boutades n'est bonne à rien. Ce n'est pas un vent, c'est un ouragan qui met en piéces le moulin et ne le fait pas tourner. De l'industrie des manufactures vous devez attendre la guérison des deux grands maux de l'humanité, la superstition et l'esclavage. Et ces mêmes manufactures si importantes à conserver, sont néanmoins très-délicates à manier, car le manufacturier peut s'en aller pendant que l'agriculteur doit rester.

Le Président.

Ainsi donc, monsieur, vous croyez que tout le bruit qu'on a fait depuis quelque temps sur l'agriculture, vient d'un échauffement de têtes sans fondement.

Le Chevalier.

Point du tout. J'ignore en quel état est la France, mais s'il était vrai que l'agriculteur y fût malheureux et opprimé, on a bien fait et très-bien fait de crier.

Le Marquis.

Pourquoi?

Le Chevalier.

Parcequ'il ne faut opprimer personne.

Le Président.

Mais faut-il les encourager?

Le Chevalier.

Si vous entendez par encourager les tirer de l'oppression, sans doute il le faut; car encore une fois il ne faut jamais opprimer. Si vous entendez autre chose, je vous dirai que je voudrais encourager les manufactures, et je laisserais aux manufactures florissantes le soin d'achever leur ouvrage, c'est-à-dire, d'augmenter la culture des terres en France, puisque c'est à elles qu'on doit l'état au-dessus du médiocre où elle se trouve déja.

Le Président.

Et si on encourageait l'une et l'autre?

Le Chevalier.

Qui encourage tout, n'encourage rien. Encourager veut dire distinguer, je parle selon la précision des mots; car pour ce qui est de ne rien écraser, nous nous sommes entendus, il ne faut écraser personne.

Le Président.

Mais nos manufactures vont assez bien, à ce qu'il me semble.

Le Chevalier.

Dieu le veuille. Vos manufactures sont trop cheres et beaucoup trop cheres. Les anglais même fabriquent une infinité de quincailleries à meilleur prix qu'on ne pourrait le faire en France.

Le Président.

Ainsi donc?

Le Chevalier.

Ainsi donc voici ma conclusion. Ceux qui ont dit ou qui diront que l'enchérissement des vivres et l'enchérissement de la main-d'oeuvre ne faisaient aucun tort aux manufactures, et que, quand ils en feraient aux manufactures, il n'y aurait rien à craindre pour l'état, ont dit une grande sotise.

Le Président.

Pardonnez, monsieur le chevalier, si je vous fais encore une question, ce sera la derniere. Pourquoi attribuer la mauvaise culture des campagnes de Rome et de Madrid au défaut de manufactures? Ne pourrait-on pas en trouver d'autres causes, et ne serait-ce pas plutôt le vice du gouvernement qui...

Le Chevalier.

Bologne appartient au pape. Une même main gouverne Rome et Bologne. La cour ne réside jamais à Bologne, la datterie n'y est pas; mais en revanche il y a beaucoup de manufactures dans la ville, et son territoire est le mieux cultivé de l'Italie. à Valence et en Catalogne, on a établi depuis quelques années des fabriques et des manufactures, et ces deux provinces ont déja une culture étonnante. En les parcourant vous croiriez voir les jardins d'Armide. Enfin c'est certainement la même main qui gouverne Compiegne et Fontainebleau, et qui gouverne tant de villes florissantes en France. Ces deux endroits ont même l'avantage de la différence toujours très-sensible qu'opére l'éloignement ou la présence du maître, et cet avantage est infructueux. Concluez vous-même.

Le Président.

Je me sens de plus en plus resserrer par la force de vos raisons; mais je ne vois pas encore clairement comment il se peut qu'un grand nombre de consommateurs riches ne favorisent pas l'agriculture.

Le Chevalier.

Je vois que j'ai été trop laconique. Je vous ai cependant tout dit, et vous le verrez en méditant un peu mon discours. Les manufactures enrichissent une classe du peuple qui est limitrophe et alliée à celle des agriculteurs. Une famille est par moitié, tantôt laboureurs, tantôt fabriquants; toute l'année n'est pas employée à moissonner, ou aux grands travaux de la campagne. Le profit sûr quoique modique des manufactures, est le seul qui puisse rétablir la balance dans l'inégalité des effets des saisons, et les mauvaises saisons sont la seule cause de la ruine des agriculteurs. Si elles étaient toutes bonnes, rien au monde ne pourrait se mettre en comparaison du profit que le sol donnerait. Au reste lorsque vous faites un si grand cas du bien que la consommation peut produire, vous ne faites pas attention que, s'il n'y a point d'arts ni d'industrie dans un pays, il n'y restera que l'argent des consommations de nourriture; mais l'habillement, le mobilier et tout ce qui n'est pas nourriture ira ailleurs, et cette somme est infiniment plus considérable que l'autre. Ainsi voilà une premiere déduction à faire. En second lieu il n'y a que la nourriture fraiche, et très-fraiche, qu'il est nécessaire de tirer de l'endroit qu'on habite; tout ce qui peut se garder peut venir d'ailleurs; ainsi il n'y a que des oeufs frais, du lait, quelques salades et quelques choux dont la valeur reste à Compiegne et à Fontainebleau, et voilà à quoi se réduisent ces dix millions que la cour paraît y répandre et y faire circuler. Tout est venu d'ailleurs.

Le Marquis.

Cela est frappant, président, je vous le répéte; rendez-vous. Nous perdons du temps et ce discours nous éloigne trop de notre but, car nous en sommes encore bien loin.

Le Chevalier.

Pas trop, je le vois déja et j'y touche presque.

Le Marquis.

Où?

Le Chevalier.

Ne voyez-vous pas que madame arrive et que nous allons jouer.

Le Marquis.

Et c'est là votre but?

Le Chevalier.

Sans doute; peut-on en avoir d'autre?

Le Marquis.

En vérité vous êtes impatientant. Comment pouvez-vous dire des choses aussi intéressantes avec si peu d'intérêt?

Le Chevalier.

Par une raison bien simple, c'est que je crois qu'on perd tout aussi bien son temps à dire des choses intéressantes, qu'à en dire de frivoles.

Le Marquis.

Taisez-vous; ce que vous dites-là est abominable; allons nous débarrasser du jeu pour reprendre ensuite notre discours.

après le jeu, il était tard, et la conversation fut renvoyée à huitaine.



Sixieme Dialogue



les mêmes interlocuteurs, le 10 décembre.

Le Marquis, au chevalier.

en dînant il m' a passé par la tête de vous faire une question; mais j'ai peur qu'elle ne soit une digression et qu'elle ne nous écarte trop.



Le Chevalier.

En ce cas faites-la; j'aime les digressions à la folie.

Le Marquis.

Je le sais bien, mais monsieur le président m' en donne-t-il la permission?

Le Président.

Je suis ici pour écouter et pour m' instruire, tout me fera plaisir. Le Marquis, au chevalier. je voulais vous demander duquel vous faites le plus de cas, de Sully ou de Colbert?

Le Chevalier.

Vous avez lu leurs éloges.

Le Marquis.

Oui; mais ils ne m' ont pas dit ce que vous en pensez.

Le Chevalier.

Faut-il que ce soit moi qui vous le dise?

Le Marquis.

Si vous voulez.

Le Chevalier.

Sully était un homme vertueux, Colbert un habile homme. Ce que Sully a fait partait principalement du coeur. L'ouvrage de Colbert était celui du génie. Sully guérit la France, Colbert l'enrichit. La vertu de Sully opposa une digue aux pilleries du trésor royal, à la tyranie des grands, à la mutinerie des factions, au désordre et à l'impunité. Colbert ouvrit les portes à l'industrie; chacun des deux vint à propos pour son siécle et pour son maître. L'un convenait à un prince nouvellement assis sur son trône, que chacun voulait piller et rançonner impudemment et qui trouvait tout en friche. L'autre convenait à un souverain devant qui tout se prosternait et qui faisait, pour ainsi dire, fleurir l'herbe sous ses pas. Une vertu dure, impénétrable, austere devait être la qualité essentielle du ministre d'un grand roi qui n'avait d'autre faiblesse que sa bonté. Un génie créateur, éclairé était essentiel au ministre d'un autre grand roi, dont la faiblesse était sa majesté même. Ainsi j'estime le coeur de Sully et la tête de Colbert.

Le Marquis.

Votre paralele est bien différent de ceux qu'on nous en a faits; j'en suis cependant assez content. Mais vous n'esquiverez pas ma question. Il s'agit de savoir à présent si vous faites plus de cas des qualités du coeur que de celles de la tête.

Le Chevalier.

Faut-il que je vous réponde aussi sur cela? Sans doute.

Le Chevalier.

Vous êtes bien pressant. Avez-vous lu la gazette de France?

Le Marquis.

Quel diable d'homme! Il s'échappe comme une anguille. Oui je l'ai lue.

Le Chevalier.

N'avez-vous pas fait attention à l'expérience des limaçons?

Le Marquis.

Oui, après.

Le Chevalier.

Sans tête il y a des êtres qui peuvent vivre, et la découverte en est faite. Aucun être ne peut vivre sans coeur, du moins la découverte en est encore à faire.

Le Marquis.

Vive la gazette, vive les limaçons. Cela me fait plaisir.

Le Président.

C'est peut-être la plus utile vérité qu'on puisse tirer de cette expérience. Je vois aussi qu'un corps politique, s'il ne prospere, peut au moins vivre et subsister sans avoir des hommes de génie; mais sans vertu tout est perdu.

Le Marquis.

Ainsi vous faites plus de cas de Sully?

Le Chevalier.

Je n'en sais rien. Je fais grand cas des limaçons frits avec une sausse verte un peu piquante.

Le Marquis.

Quel dommage que vous ne puissiez pas être un seul moment sérieux.

Le Chevalier.

Est-ce que cela vous amuserait d'avantage?

Le Marquis.

Non, je ne dis pas cela. Mais vous scandalisez le président. Vous parlez de choses très-grandes, très-sérieuses et en vérité vous en parlez trop légérement.

Le Chevalier.

C'est précisément ce qu'il faut faire, sur-tout à Paris. Il faut s'appesantir sur les petites choses pour leur donner un relief et une importance qu'elles n'auraient pas. Les matieres graves il faut les alleger, sans quoi elles deviendraient d'une pesanteur insoutenable. Mais revenons à notre affaire.

Le Président.

Je suis toujours plus impatient d'apprendre si vous préferez notre ancienne administration des bleds à la loi de 64.

Le Chevalier.

Monsieur, avant de vous répondre j'ai voulu vous donner une idée juste et précise des pays agricoles; car je me doutais bien que ce Colbert dont nous venons de parler l'avait fait oublier à tous les français. J'ai voulu vous bien établir l'importance des manufactures et leur rapport à l'agriculture. Je me souviens d'avoir déja dit à m le marquis que pour résoudre toute cette question, il suffisait de bien étudier les pays et les hommes dont on veut parler, connaître ensuite le rapport du bled à ces hommes et à ces pays et puis décider. Nous avons donc vu la France et son état actuel. Il nous reste à examiner à présent ce qu'est le bled, sa nature, ses qualités, ses rapports aux besoins des hommes, au commerce, à l'industrie, après cela tout sera clair.

Le Président.

Je vous écouterai avec attention.

Le Chevalier.

D'abord vous voyez que sous le nom de bled, j'entends aussi le ris, le maïs, le méteil, etc. Et tout ce qui sert de nourriture commune aux riches aussi bien qu'aux pauvres. Pour plus de facilité je ne me servirai que du mot bled.

Le Président.

Cela n'était pas nécessaire à expliquer; toutes ces especes de grains et de semences sont comprises dans l'édit sur l'exportation, vous pouvez commencer votre examen.

Le Chevalier.

Vous savez que le commerce est l'échange du superflu contre le nécessaire.

Le Président.

Assurément.

Le Chevalier.

Or je vous avoue qu'il faut bien du courage pour appeller le bled un superflu et pour trouver du nécessaire vis-à-vis de ce superflu. Le bled est après les élémens, le plus grand, le plus pressant, le plus continu des besoins de l'homme. Et comme les élémens par leur abondance ne sont pas un objet de commerce, le bled devient en conséquence le premier besoin de l'homme. Voilà ce que vous appellez un superflu et ce dont vous voulez faire un objet de commerce.

Le Président.

D'après ces principes il n'y aurait donc jamais de commerce de bled?

Le Chevalier.

Je ne vous nie pas que le bled ne soit un superflu pour un cultivateur, ni qu'il ne doive le vendre pour se procurer toutes les aisances de la vie. Mais une nation entiere est composée d'une infinité de classes uniquement consommatrices. Combien croyez-vous qu'il y ait de laboureurs et de cultivateurs de terre à bled en France?

Le Président.

Je ne sais pas.

Le Chevalier.

Je parierai qu'il n'y en a pas un million et demi tant hommes que femmes. Le produit des bras de cette petite quantité d'êtres, doit fournir le pain à dix huit millions d'hommes. Après cela trouver qu'il y a encore du superflu à vendre aux étrangers, me parait courageux.

Le Président.

Vous croyez donc qu'il n'y en a pas?

Le Chevalier.

Je ne dis pas encore cela. Je conviens qu'il peut en exister et que s'il y en a, il faut en faire commerce. Mais je veux uniquement vous faire voir de quelle importance il est d'aller doucement et balance en main dans cette affaire, si l'on ne veut pas se priver étourdiment d'un nécessaire en croyant vendre un superflu. Pour ne pas s'y tromper, il faut bien établir l'idée de ce qui est superflu. Le marquis m' a appris qu'il regardait comme habits superflus, non pas ceux dont il ne s'habillait pas dans la journée, car personne ne porte toute sa garde-robe sur son dos; mais seulement ceux dont il ne comptait plus absolument faire usage.

Le Marquis.

Ah voilà l'histoire de ma garde-robe qui revient.

Le Chevalier.

Assurément, il en sera beaucoup question, car je ne parlerai que d'après vos lumieres et vos décisions.

Le Marquis.

J'en suis parbleu ravi, vous me prendrez pour l'oracle et vous me ferez dire tout ce qui vous conviendra.

Le Chevalier.

Ainsi il n'est question ici ni du superflu d'une famille, ni du superflu d'une province. Il ne faut regarder que le superflu total de tout l'empire français. Tous les sujets du même maître, tous les enfans de ce bon pere ont un droit égal à être assuré de leur nourriture, c'est le premier devoir d'un pere de famille; après cela s'il reste du bled, l'étranger qui n'est pas de la famille peut en être nourri; mais cela ne suffit pas encore. Dans un ménage bien réglé, ce n'est pas assez qu'il reste du pain du dîner, il faut s'assurer de celui du souper, car pour rien au monde il ne faut en manquer. Vous voyez donc que dans une année d'abondance extraordinaire le superflu du bled d'un pays ne suffit pas pour fonder une branche de commerce, il faut avoir un superflu d'année commune pour dire que le pays compte le bled entre les articles et les branches de son commerce actif extérieur. Or si par hazard on n'avait pas examiné si la France année commune a plus de bled qu'il n'en faut pour son usage, on aurait commis une grande imprudence en demandant à grands cris une loi perpétuelle, générale qui fût en vigueur dans toutes les années et qui encourageât l'exportation au plus haut degré. Si je vous prouve que ceux qui ont conseillé et demandé l'exportation ont avoué n'avoir jamais su s'il y avait ou non, du superflu à vendre, qu'en penserez-vous?

Le Marquis.

Qu'ils nous auraient exposés à un grand risque, et que nous serions trop heureux d'en être quittes pour la peur.

Le Chevalier.

Nous verrons si on a couru ce risque. En attendant je vous dirai que toute la question de l'exportation est bien simple et bien aisée à résoudre.

Le Marquis.

Ah si elle est aisée, de grace faites là moi décider?

Le Chevalier.

Très-volontiers. Répondez. Lequel vaut-il mieux de vendre son bled ou de le jetter à la riviere?

Le Marquis.

Le vendre.

Le Chevalier.

Bravo. Et si on le vend à égalité de prix, à qui vaut-il mieux le vendre à son frere ou à son ennemi?

Le Marquis.

à son frere.

Le Chevalier.

Bravissimo. On ne saurait mieux répondre, vous avez profondément jugé.

Le Marquis.

Qu'en dites-vous. N'ai-je pas fait des progrès?

Le Chevalier.

étonnants. Monsieur le président, vous croyez que nous badinons, et pourtant le marquis vient de décider une question si grande, si épineuse, si difficile que depuis plusieurs siecles, ni la France, ni peut-être aucune autre nation n'a su la résoudre. En France jusqu'en 1764, on trouvait qu'il valait mieux jetter son bled que le vendre, et depuis quatre ans on a imaginé qu'il valait mieux le vendre à son ennemi qu'à son frere.

Le Président.

Rien n'égale l'estime que j'ai pour vous, monsieur, et le cas que je fais de ce que vous me dites; mais pour mon instruction je voudrais vous l'entendre prouver.

Le Chevalier.

Je compte le pouvoir faire. Mais j'ai promis de vous montrer auparavant que personne ne sait si la France a du superflu en bled. Savez-vous comment on fait pour connaître la capacité et le superflu de quelque chose?

Le Marquis.

Est-ce quelque problême qui soit encore à ma portée?

Le Chevalier.

Oh non; ceci est plus fort que vous. Le voici. Vous avez par exemple une jatte de porcelaine dont vous voulez connaître la capacité, et savoir combien elle tiendra d'eau. Il y a deux méthodes pour y parvenir. La premiere est d'envoyer votre jatte à un grand mathématicien pour la faire mesurer. Le mathématicien la voit, la tourne de tous les sens, l'examine et trouve que c'est une courbe dont la rotation sur son axe engendre cette espece de conoïde renversé que vous autres profanes appellez une jatte. Il soumet à l'analyse cette courbe et rencontre une diablesse d'hyperbole du troisiéme dégré, si revêche qu'elle ne se laisserait quarer pour rien au monde. Alors le mathématicien a recours au calcul intégral, et au bout de six mois par un déluge d'x et d'y , de plus et de moins il quare par approximation la courbe et le solide qui en est engendré, et vous envoie sur un morceau de papier l'équation finale toute piquée, toute lardée d' x, y et z que vous pourriez lire à l'académie. Mais je ne vous conseille pas de vous y fier; car si la plume lui est échappée des mains, et qu'il ait écrit un plus pour un moins, vous croirez ne pas remplir votre jatte et vous renverserez votre punch. Voilà la premiere méthode. Il y en a après cela une autre moins exacte et plus simple; c'est d'appeller un manan quelconque et lui dire, mon ami, mesure-moi combien cette jatte tient d'eau. Cet homme met d'abord le vase bien de niveau; il prend une pinte d'eau et l'y verse; s'il voit qu'elle ne le remplisse pas, il en prend une autre et va toujours de même jusqu'à ce que la jatte soit comble et que l'eau commence à verser par les bords. Alors il vous dit, monsieur, votre jatte tient trois pintes moins un poisson, et vous pouvez vous y fier hardiment.

Le Marquis.

Chevalier, ceci n'était pas trop fort pour moi; j'en aurais dit tout autant.

Le Chevalier.

Je vous en fais mille excuses, je ne l'aurais pas cru; mais poursuivons. Monsieur le président, dans aucun temps a-t-on assez bien rempli la France de bled pour voir s'il s'en échapperait encore quelque quantité par les bords? Vos écrivains l'assurent-ils?

Le Président.

J'entends à présent ce que vous voulez me dire, et je vois qu'ils ont fait des dépositions contraires à eux-mêmes; ils ont prouvé, et cela était vrai, que la circulation intérieure des bleds en France, était interceptée au point qu'une province nageait souvent dans la superfluité pendant que sa voisine souffrait de la disette; que des permissions particulieres, des droits, des péages, des impôts sous différentes dénominations, arrêtaient la circulation et l'approvisionnement égal et général que la nature même aurait opéré, si elle n'avait été gênée, combatue, forcée. Tout le monde est convenu de ces vérités; tous ont senti l'excès et l'abus de certains réglemens qu'on appellait de police, quoique diamétralement opposés au but d'une bonne et sage police, et nous devons savoir le plus grand gré aux intentions patriotiques des écrivains qui ont élevé la voix contre ce vice de l'administration.

Le Chevalier.

J'applaudis avec le public à leur patriotisme; mais je prends acte en même-temps de leur aveu. Si de temps immémorial jamais la France n'a eu une libre circulation intérieure de son bled, comment savent-ils, et comment osent-ils assurer qu'on peut en exporter? Si la jatte n'est pas d'à-plomb et que l'eau se renverse parce qu'elle est penchée; en voyant verser l'eau, vous vous tromperez si vous jugez par là de sa capacité. Commencez par la mettre de niveau, remplissez-la bien et puis parlez et prêchez tant qu'il vous plaira. Mais une étourderie est fatale dans ces sortes de matieres.

Le Président.

On n'a pas cru la faire, puisque le relevé des tailles, des vingtiemes, le produit des différentes douanes, péages etc. Les rapports des intendans, les observations, les calculs les plus exacts de gens éclairés et d'observateurs sensés, enfin le bas prix des bleds, si bas qu'il rendait déja la culture plus dispendieuse que lucrative, tant de faits réunis, indiquaient non-seulement l'utilité, mais la nécessité de l'exportation.

Le Chevalier.

Voilà précisement la premiere méthode de mesurer, s'en rapporter aux calculs des grands hommes. Moyennant cette méthode, après les perquisitions les plus exactes que vous nous avez indiquées, après avoir compulsé tous les registres des annones municipales, les livres des commerçans en bled, les produits des dixmes ecclésiastiques et seigneuriales, de tout enfin, vous ne pouvez vous tromper que de moitié tout au plus.

Le Marquis.

Bagatelle. Vous ne faites pas plus de cas que cela des calculs politiques. Et à quoi diable servent-ils donc?

Le Chevalier.

à lire après le dîner en voiture ou à la campagne, à exercer l'esprit, à l'occuper, à l'amuser, et sur tout à empêcher les hommes de médire de leur prochain. Les oisifs et les femmes, après une lecture si instructive, oublient de conter les intrigues de leurs voisines.

Le Marquis.

Belle avance! S'ils ne médisent pas de leur prochain, ils médisent du gouvernement et c'est bien pis.

Le Chevalier.

Ces écrivains ne sont pas accoutumés à regarder le gouvernement comme leur prochain.

Le Marquis.

Ils ont tort, et très-grand tort. Je crois tout aussi blamable de médire de son prochain que de calomnier le gouvernement. Je crois que tout honnête homme doit penser comme moi.

Le Chevalier.

N'oubliez pas de me compter parmi les honnêtes hommes qui sont de votre avis, et permettez que je continue. Vous voyez, monsieur le président, qu'il est fort douteux que la France ait un superflu de bled, puisqu'il est constant que l'expérience de la bien remplir auparavant ne s'est jamais faite. Mais il est encore plus douteux qu'elle surabonde en bled en prenant l'année commune sur dix années consécutives. Pour le savoir, il aurait fallu pouvoir garder les bleds des années abondantes et les consommer dans les années stériles. Or dites-moi franchement, a-t-on fait ce qu'il fallait pour cela? A-t-on encouragé ou permis le magasinage? A-t-on vu combien on peut garder des masses de bled, quels en sont les frais? Quelle épargne on y peut faire? A-t-on enfin cherché les moyens d'empêcher que le cultivateur ne fût forcé de vendre son bled pour fournir aux frais de la culture de l'année suivante?

Le Président.

Je vous avouerai qu'en cela vous avez complettement raison. L'art de conserver les bleds n'a fait encore aucun progrès. La découverte d'une étuve à bled qui nous est venue d'Italie, l'usage du ventilateur et d'autres moyens utiles, ont été envain annoncés au public par des hommes célèbres. Personne ne s'en est servi. Nous n'avons aucun magasin bien construit, et le magasinage est deffendu, ou du moins si gêné par des réglemens, il est si odieux au peuple, qui le regarde comme un monopole, que tout le monde en est dégoûté. Mais si vous avez raison, les promoteurs de l'édit n'ont pas tout-à-fait tort. Premierement ils n'ont cessé de recommander l'abolition de toutes les gênes qui s'opposeraient au commerce des bleds soit intérieur, soit extérieur. Secondement, ils ont démontré que plus il y aurait de liberté, plus la cultivation augmenterait, les terres incultes seraient défrichées, et par conséquent on aurait plus de superflu à exporter. Enfin ils ont établi que pour remédier aux inconvéniens d'un excès d'exportation, il suffisait d'établir une égale liberté à l'importation, et en ce cas je ne vois pas qu'il soit absolument nécessaire de savoir s'il y a du superflu, et combien il y en a; l'importation libre et aisée corrigera à l'instant les défauts du trop d'exportation.

Le Chevalier.

On ne peut avec plus de clarté et d'énergie, exposer le plan des raisons des instigateurs de l'édit.

Le Marquis.

Est-ce que vous allez combattre ces raisons?

Le Chevalier.

Vous êtes toujours pressé. Je ne sais pas ce que je ferai; j'aime à tout discuter, mais ce n'est pas le moment. Je me contenterai de répondre très-peu de mots. Aux premier point, qu'il y a une grande différence entre recommander et faire; qu'il ne suffisait pas de recommander d'ôter les entraves à la liberté intérieure, mais qu'il fallait le faire.

Le Président.

Sur cela, tous à présent passent condamnation. Tous conviennent qu'on l'a recommandé et qu'on ne l'a pas fait. Il est vrai que les auteurs du systême de la liberté d'exporter, contens de l'avoir dit et très-expressément exigé, en rejettent la faute sur les exécuteurs, qui seuls avaient la force en main pour réaliser les désirs.

Le Chevalier.

Puisqu'on passe condamnation, je n'ai plus rien à dire. Il reste à savoir si les promoteurs de l'édit ont raison d'inculper les exécuteurs. Le croyez-vous, monsieur?

Le Président.

On serait bien tenté de le croire.

Le Chevalier.

Et moi j'espere vous faire voir qu'ils ont tort d'en accuser d'autres qu'eux-mêmes; que le vice et le défaut sont dans le plan de leur systême, et que tant qu'on voudra le suivre, il est impossible d'établir la libre circulation et d'approvisionner la France dans toutes ses parties.

Le Président.

Je serais bien étonné de vous voir prouver cela.

Le Chevalier.

Heureusement vous n'en serez pas fâché, puisque vous tenez à la classe des exécuteurs.

Le Président.

Cela est vrai.

Le Chevalier.

Pour le second article de votre exposé, je ne puis pas trop vous répondre. Je suis étranger et je ne connais la France que pour l'avoir traversée dans ses grandes routes. Avez-vous beaucoup de terres en friche, car je n'en ai point vu de mes yeux?

Le Président.

Il faut être sincere. Il y en a beaucoup moins que les écrivains ne l'ont dit, mais il y en a. Il est vrai que toutes les loix qu'on a faites depuis peu, pour encourager le défrichement des terres incultes n'ont abouti presque à rien. Dans des endroits on a trouvé que les terres qu'on croyait vagues et abandonnées étaient des communes précieuses aux habitans des villages des environs. Dans d'autres on a trouvé qu'elles étaient des pâturages et que leur culture aurait fait tort à l'industrie des bêtes à cornes. Souvent on a vu que la terre était inculte, parce qu'elle était ingrate. En général on peut dire qu'il n'y a aucune bonne terre en France qui soit restée sans culture; mais il y en a de médiocres que l'art pourrait améliorer et quand il n'y en aurait que très-peu, vous conviendrez qu'il ne faut pas les mépriser.

Le Chevalier.

Sans doute; il ne faut pas même perdre un pouce de terre. Toute terre inculte est une tache à l'administration, elle en doit rougir. Mais ce n'est pas là ce que je cherche à présent. Je dis seulement d'après votre aveu que le surplus de ces terres, si elles étaient cultivées, ne donnerait pas un immense produit de bled de plus.

Le Président.

Non certainement.

Le Chevalier.

En supposant que la vingtieme partie de la France soit encore en friche et que la moitié de ses terres soit des terres à bled, ce qui est beaucoup supposer, vous n'aurez qu'un quarantieme de plus de produit de bled, lorsque toute la France sera cultivée.

Le Président.

Mais c'est un objet bien considérable.

Le Chevalier.

Sans doute et je vous en tiendrai compte.

Le Marquis.

Vous oubliez les Landes de Bordeaux.

Le Chevalier.

Je ne les oublie pas; mais elles n'ont rien de commun avec notre discours.

Le Marquis.

Et pourquoi?

Le Chevalier.

Parce qu'un vice d'organisation particuliere ne se guérit pas par des loix générales. Un malade qui aurait une plaie à une jambe ne guérira pas tant que vous vous contenterez de le traiter par des remedes uniquement intérieurs qui corrigent les humeurs, purifient le sang, font couler la bile, attenuent la limphe, humectent, adoucissent, etc. Il faut encore appliquer un topique à la partie affectée, si on veut en venir à bout. Je ne connais pas la cause de l'abandon des Landes; mais je sais qu'avec une loi générale d'importation et d'exportation, vous pourrez mettre en meilleur état de santé toute la France; mais vous ne guérirez pas un mal local. Il faut porter une attention particuliere à cet objet et en rechercher les causes. Si c'est un défaut de population, il faudra y fonder une colonie; si l'air y est mal sain, il en faudra faire écouler les eaux; si le sol est mauvais, il faut chercher quelques plantes ou quelques arbres qu'on puisse y cultiver et ensuite les y faire planter. Voilà pourquoi je ne compterai pas la culture des landes parmi les bienfaits de l'édit.

Le Marquis.

J'entends.

Le Chevalier.

Mais je vais prendre ma revanche et vous questionner à mon tour. Il faut que vous vous donniez la peine de juger si la troisieme raison des promoteurs de l'édit que monsieur le président vient de nous indiquer est bonne ou mauvaise. Ils disent qu'en établissant à côté d'une libre exportation une libre importation on n'aura rien à craindre. Je ne suis qu'un écolier sur cet article, vous y êtes profond et vous l'avez bien étudié; ainsi répondez-lui.

Le Marquis.

Je suis prêt; mais j'aurais besoin d'un souffleur qui m' aidât à me faire ressouvenir de mon jugement. Le Chevalier, au président. écoutez attentivement notre marquis, vous verrez, monsieur, qu'il va nous dire que c'est un très-mauvais marché de vendre ce que l'on a pour être obligé de le racheter ensuite. Il prétend que cela ne vaut pas le diable. Je lui avais bonnement proposé de vendre tous ses habits de couleur lorsqu'il y a de longs deuils de cour, et d'en racheter ensuite de nouveaux; mais il s'est trouvé qu'il avait fait un cours de friperie à force d'interroger ses valets-de-chambre, et qu'il en savait long la-dessus. Il a souverainement méprisé mon avis, et il m' a laissé confondu.

Le Marquis.

Il est vrai que je l'ai dit, et je ne m' en dédirai pas; mais je parlais de mes habits; il y a une grande différence entre des habits neufs et des habits usés. Mais trouvez-vous qu'il y ait du bled neuf et du bled usé?

Le Chevalier.

Oui, mon cher marquis. Le bled usé est celui qu'on veut vendre, le bled neuf est celui qu'on veut acheter. C'est une loi éternelle, invariable, parcequ'elle tient à la nature même de tout commerce. Il existe toujours une différence sensible entre vouloir vendre et vouloir acheter. En prononçant le mot je veux vendre, vous faites baisser le prix d'une chose quelconque, même des lingots d'or, et vous le faites monter si vous dites je veux acheter. La raison en est claire. Le prix n'est que le rapport entre deux volontés, elles sont en équilibre. Le premier qui parle souffle sur un des bassins de la balance et le fait pancher.

Le Marquis.

Président, je commence à me douter qu'il a raison. Du plus au moins il y a toujours de la perte à se défaire d'un effet qu'on a besoin de racheter ensuite; car le desir de vendre vous fait lâcher la main sur le prix, et le besoin d'acheter oblige ensuite d'en passer par le prix qu'on vous demande et qui sera plus cher à proportion que l'on s'appercevra du besoin que vous aurez d'acheter.

Le Président.

En général il me paraît aussi que cela est vrai; mais ce qui m' étonne, c'est qu'aucun de ceux qui ont écrit sur cette matiere, n'ait entrevu une vérité si commune et si claire. Ainsi je soupçonne que le commerce des bleds pourrait être une exception à cette règle générale.

Le Chevalier.

Nous le verrons tantôt. à présent je ne cherche qu'à établir des principes qui puissent nous servir de guides. Il est douteux, comme je crois vous l'avoir prouvé, qu'il y ait un superflu actuel de bled en France, et encore plus douteux qu'il y existe année commune. Nous sommes convenus que les terres qu'on pourrait défricher n'en augmenteraient la quantité que d'une somme assez modique, en proportion du produit et de la consommation totale de la France. Ainsi pour derniere conclusion, nous ne pouvons pas assurer si cette augmentation de culture qu'on doit faire, ajouterait au superflu qu'on a déja, si elle produirait un superflu qu'on n'a pas encore, ou si elle ne ferait que remplir le déficit de l'état actuel. Tant que nous ignorerons s'il y a un superflu d'année commune, nous ne saurons pas davantage si la France peut avoir un commerce actif de bled constant et considérable. Je n'ai pas encore prouvé avec la derniere évidence, mais je vous ai assez fait entrevoir qu'il n'y a que le vrai superflu qu'on doive laisser exporter; et que d'aller gratuitement porter à l'étranger un bled dont on peut avoir besoin (je ne dis pas dans un cas très-extraordinaire,) mais dans une de ces stérilités qui reviennent fort souvent, trois ou quatre fois dans dix ans, c'est un commerce très-désavantageux.

Le Marquis.

Malgré toutes les peines que vous vous donnez pour nous faire douter et pour nous inspirer des craintes, je parierais que vous êtes persuadé que nous avons du superflu en bled et que nous sommes en état d'en faire le commerce.

Le Chevalier.

Sur quoi jugez-vous cela?

Le Marquis.

Mais sur votre mine, sur votre maniere de raisonner qui est un peu dans le goût de celle de Socrate, et qui parait toujours appuyer sur le contraire de ce qu'on va conclure ensuite. Enfin si ce n'est pas tout cela, c'est un pressentiment de joie et du desir de mon coeur. Allons, parlez-nous franchement, croyez-vous que nous ayons du bled à vendre à nos voisins?

Le Chevalier.

Après vous avoir démontré la témérité de ceux qui l'ont assuré sans en avoir aucune preuve solide, voudriez-vous m' en faire commettre une pareille en assurant le contraire? Je n'en sais rien, personne n'en sait rien, et on ne le saura avec certitude que lorsque la plus complette circulation intérieure sera parfaitement établie depuis plusieurs années. Le Président, au chevalier. je ne pense pas que le marquis ait voulu vous faire une question captieuse pour s'en prévaloir contre vous. Il vous prie seulement de nous dire à-peu-près, sauf erreur de calcul, ce que vous pensez ou même ce que vous soupçonnez là-dessus.

Le Chevalier.

Puisqu'il est bien convenu que je n'assure rien, je ne cours aucun risque en vous disant qu'à vue de païs et d'après une certaine façon de mesurer et de calculer dont je me sers et dont vous ne me demanderez point la théorie, parce que je ne vous la dirai point, je crois, dis-je...

Le Marquis.

Qu'il y en a?

Le Chevalier.

Je crois...

Le Marquis.

Qu'il n'y en a point?

Le Chevalier.

Quelle impatience! Je crois pouvoir vous féliciter et me réjouir de tout mon coeur avec vous de ce que la France dans son état actuel n'a presque point de bled de superflu dont elle puisse faire le commerce.

Le Marquis.

En voici bien d'une autre. Vous nous félicitez? Chevalier, il ne convient pas de railler toujours. Ah ça ne plaisantons point.

Le Chevalier.

Je ne raille personne, je ne plaisante point, je le dis tout de bon.

Le Président.

à votre air sérieux on le voit assez. Mais je vous assure que ma surprise n'est pas moindre que celle de m

Le Marquis.

Comment nous féliciter de ce que nous manquons d'un très-grand article de commerce dont le produit devait causer, suivant les écrivains, le bonheur et la richesse de la France? Toutes leurs esperances sont anéanties, si ce superflu de bled n'existe pas; et vous trouvez en cela un sujet de réjouissance?

Le Chevalier.

Sans doute; rien n'est si clair. Que veut dire avoir du bled superflu à vendre à l'étranger? Il indique qu'il n'y a pas assez d'hommes dans le pays pour le consommer, que le pays n'est pas peuplé autant qu'il pourrait l'être, etc. Je ne vous en dis pas davantage. Vous avez sans doute lu l'ami des hommes , et vous savez que le bled est une bonne chose, parce qu'il sert à l'homme, que l'argent est bon, parce qu'il peut représenter le pain; mais l'homme est la seule richesse, et je félicitais la France de ce qu'elle a cette véritable richesse de population, si non au plus haut point qu'elle pourrait l'avoir, du moins à un dégré fort approchant. Si vous voulez, j'ajouterai encore une félicitation de ce que parmi cette population, c'est le pays le plus rempli d'hommes aimables et de femmes jolies.

Le Marquis.

Ce même compliment que vous nous adressez, dont je vous remercie, me donne des soupçons. Votre argument est trop lumineux pour ne pas cacher quelque piège. Vous auriez trop raison et trop clairement raison.

Le Chevalier.

Assurément j'ai raison. Je veux même vous conduire jusqu'à la source de votre erreur pour achever de vous en persuader. Vous n'avez pas pris garde que pour avoir du bled, il faut deux choses; le sol qui doit être cultivé et les bras des hommes qui le cultiveront. Ce sol est borné par la mer, les rivieres, les puissances limitrophes, et vous ne pouvez pas l'élargir; il y a un terme, et lorsqu'il est tout cultivé, de quelque quantité que vous puissiez augmenter les bras, il n'est plus susceptible d'un plus grand produit. Vous avez en France une telle quantité de millions d'arpens de terre bonne à la culture du bled; cette quantité est fixe et invariable. Lorsque cette quantité de terre sera toute en culture, elle donnera une telle quantité de bled, année commune, également fixe et déterminée. Vous ne pouvez jamais l'augmenter, puisque les loix de la nature qui veulent qu'en France le bled rapporte année commune sept ou huit fois la semence, sont immuables. Donc si le pays parvient à avoir une population suffisante pour consommer votre produit de bled, vous ne pouvez pas en avoir à exporter, quelques efforts que vous fassiez.

Le Président.

Cela est vrai.

Le Chevalier.

Et voilà la grande différence entre le commerce des manufactures et le commerce des denrées. Le commerce des manufactures augmente en raison des bras, et celui des denrées diminue en raison des bras. Comme la fin de tout bon gouvernement est d'augmenter la population, il s'ensuit que son vrai but est l'augmentation des manufactures qui croissent en proportion des hommes et qui vont, pour ainsi dire, à l'infini, et qu'il doit se réjouir de la diminution de l'exportation des denrées. On peut même parvenir à l'extinction totale de ce commerce, lorsque la population consommera le produit entier du sol: alors l'agriculture donnera au peuple sa subsistance, mais les seules manufactures ameneront dans l'état l'argent et la richesse. On peut même dépasser ces limites et faire une population forcée, si considérable que l'on soit obligé d'aller dans les pays dépeuplés acheter avec le produit des manufactures, les alimens et la nourriture nécessaire au surplus du peuple que vous aurez à nourrir. Alors l'art du gouvernement aura fait son chef-d'oeuvre, car le chef-d'oeuvre de l'art est de forcer la nature et de l'obliger à un miracle tel que celui d'avoir sur un sol limité plus d'hommes que ses forces et ses moyens n'en sauraient nourrir.

Le Président.

Lorsque vous avez comparé les états agricoles aux états manufacturiers, vous ne nous avez pas fait faire cette réflexion qui me paraît victorieuse.

Le Chevalier.

Elle n'était pas mure. J'ai voulu qu'entraîné par les idées et les propos à la mode, et par le ton actuellement dominant qui est, comme j'ai déja dit, une des tannieres de l'erreur, vous eussiez montré vous-même combien vous chérissiez le beau priviléged'être dé peuplé et d'avoir des denrées de premiere nécessité à vendre aux étrangers, en regrettant ce prétendu beau temps de Sully, ce tems où la France avait été détruite par quarante ans de guerres civiles, les plus meurtrieres qu'on eût jamais faites; les tems antérieurs où aux guerres d'Italie et de Flandres, les plus sanglantes de toutes celles que la France eût jamais éprouvées, succéderent des guerres où l'on avait perdu tantôt son roi à Pavie, tantôt toute l'armée à Ravenne et à Naples, tantôt la fleur de la noblesse à Saint-Quentin; les époques où elle fût encore plus dépeuplée par des émigrations immenses, fruits des querelles de religion; et celles où on la vit épuisée par les colonies du nouveau monde où l'appas du gain entraînait toute l'Europe. Alors ce royaume, quoique très-mal cultivé, jouissait du malheureux avantage d'avoir encore du bled de trop dans ses récoltes ordinaires. Oui, on avait alors, à la honte du siécle, un commerce de denrées; vous ne l'avez plus à présent et n'en soyez pas fâchés. Laissez cette gloire à la Turquie, à l'égypte, aux côtes d'Alger, à Maroc, à la Pologne et à d'autres pays pauvres, dépeuplés et malheureux. Ils vous vendront même du bled avec le temps, si vous en avez besoin. Regardez autour de vous, et voyez si vous rencontrez sur la surface du globe, d'autres pays que les pays dépeuplés qui fassent un grand et continuel commerce de bleds.

Le Président.

J'en conviens avec vous en général, et c'est une réflexion que je n'avais jamais faite et dont je sens tout le poids; mais l'Angleterre?

Le Chevalier.

Nous étions convenus dans nos entretiens avec le marquis, de ne jamais nommer l'Angleterre par des raisons à lui connues.

Le Marquis.

Cela est vrai; mais le président n'a pas fait ce voeu d'abstinence anglaise que vous m' avez obligé de faire; vous devriez lui répondre.

Le Président.

Au contraire; je suis prêt à imiter le marquis, si ma demande doit attirer une digression.

Le Chevalier.

C'est-à-peu-près cela. Je lui ai promis de traiter à part le chapitre de l'Angleterre; mais pour ne pas vous laisser tout-à-fait sans réponse, je vais vous en dire deux mots. Le Marquis, au président. d'un mauvais débiteur il faut toujours tirer des à comptes: car ce discours spécial qu'il nous promet, dieu sait s'il le fera; ainsi je vous conseille de profiter du moment. Le Chevalier, au président. vous citez l'Angleterre; mais qui est-ce qui vous a dit que, lorsqu'elle fit la loi favorable à l'exportation, elle n'était pas dépeuplée par cent années de guerres civiles et d'émigrations? Qui est ce qui vous a dit qu'à-présent même, elle ne soit pas encore dépeuplée, quoique déja obligée de changer sa police des bleds, elle qui n'a que neuf millions d'habitans sur une étendue de pays aussi grande que l'Italie qui en a seize? Qui est-ce qui vous a dit que cette exportation n'ait pas nui aux progrès des manufactures et de la population, et que ce ne soit pas l'énorme cherté des vivres qui ait fait refluer en Amérique une si grande quantité d'hommes et de manufactures anglaises, d'où ils regardent déja d'un oeil menaçant leur imprudente métropole? Mais je m' éloignerais trop, reprenons notre discours. Le produit des manufactures est illimité, puisqu'il augmente en proportion des hommes. Le produit des denrées est limité et circonscrit par l'étendue du sol.

Le Président.

Mais sur un même sol une différente culture fait une différence de produit. Nous avons d'ailleurs des terres en friche, quoiqu'en petite quantité.

Le Chevalier.

Sans doute et je vous en tiendrai compte. Calculons. On a dit que depuis l'édit de 64 on avait exporté tout au plus cinq cent mille septiers de bled par année, et je crois l'assertion juste et exacte. C'est précisément la nourriture de deux cent mille hommes et rien de plus. Supposons qu'une meilleure culture puisse rapporter trois fois autant, et c'est beaucoup accorder. Voilà la nourriture de six cent mille hommes de plus. Il nous reste les terres en friche. J'en ignore la quantité; mais prenez garde que le bled n'est pas le seul objet de consommation. à ce surplus d'hommes qui pourrait être en France, il faut des espaces de terres pour les paturages d'une plus grande quantité de bestiaux qui doivent fournir à leur nourriture, leurs vêtemens, la lumiere etc. Il faut du terrein pour le bois de leur chauffage, des vignobles, des vergers pour leur boisson etc; et ainsi du reste. Je donne pour cela les terres en friche. Si vous croyez que je donne trop, prenez encore cinq cent mille septiers du produit de ces terres, cela fait la nourriture de deux cent mille hommes encore, et en tout d'un million; ainsi tout le commerce de bled que fait la France à présent, et qu'elle pourrait faire dans le cas de la meilleure culture possible, pourrait ne tenir qu'à un déficit de huit cent mille ames ou d'un million tout au plus dans sa population actuelle. De ces huit cent mille ames, la moitié serait à-peu-près la perte faite dans la derniere guerre; le reste serait ce déficit antérieur qui avait précisément laissé quelques terres en friche, et d'autres faiblement cultivées. Et voilà peut-être la cause de la surabondance de bled dont on se plaignait en 63. Un peu de diminution de population, de grandes armées hors du pays, qui ne laissaient pas que de consommer une bonne partie des bleds étrangers, avaient diminué la consommation du pays. Ce superflu accumulé pendant six ans paraissait une montagne; vous avez vu comme elle s'est fondue en peu de tems. Au reste ce calcul est fait en l'air, et je ne le donne que pour ce qu'il vaut.

Le Marquis.

N'ayez pas peur, on ne vous chicanera pas; nous en sommes convenus. Mais, chevalier, qui est-ce qui empêche une nation peuplée et bien nourrie par une excellente culture, d'agrandir son territoire?

Le Chevalier.

Je vois votre esprit militaire qui se reveille, et si vous allez faire la guerre, je vous déclare que je n'en suis pas. Au reste j'allais déja vous dire qu'il y a deux sortes de pays agricoles. Ceux qui ont un terrein circonscrit, tel que la Sicile, la Sardaigne, la Grande-Bretagne etc, et d'autres qui en ont un plus vaste et qu'on pourrait appeller indéfini, tel que la Russie, la Turquie, les colonies de l'Amérique etc. Par cette seule différence, ces deux especes de pays exigent deux législations différentes. Un peuple qui posséde une grande étendue de pays inculte et qui touche à d'autres pays encore plus déserts, peut s'adonner entiérement à l'agriculture, et en faire son objet principal; il a une grande marge devant lui, et il ne craint pas que la terre lui manque. Il faut des siécles avant que tout soit plein d'hommes, et enfin il peut conquérir les pays déserts qui l'environnent et s'agrandir encore. Voilà la véritable raison qui fit augmenter la république romaine en population et en force pendant six siécles par la seule agriculture, sans avoir besoin de recourir aux manufactures; elle avait toute l'Europe occidentale à conquerir et à défricher. Mais si un pays est resserré; lorsqu'il parvient à un certain dégré de population et de culture, le produit du sol rencontre sa borne; il est absorbé par la consommation intérieure, et le pays ne peut s'enrichir sans la ressource des manufactures; la France est dans ce cas. Elle pourrait faire des conquêtes; mais les pays qui l'environnent sont déja aussi peuplés qu'elle, et peut-être plus. Il n'y a point de terres incultes; ainsi votre guerre ne servirait qu'à ravager les deux pays, et la cultivation resterait toujours au point où elle est. Les bords du Rhin ne sont plus ceux qui virent les victoires de Germanicus sur le cacique ou, si vous voulez, sur le nabab arminius. La Germanie a bien changé de face. Il ne resterait donc d'autre moyen pour s'agrandir, que de multiplier des colonies dans les vastes contrées de l'Amérique ou de l'Afrique; mais ceci, à proprement parler, n'est pas s'agrandir, c'est se démembrer. L'agrandissement utile est de proche en proche. Il est vrai que la perfection de la navigation réunit aujourd'hui des pays que la nature avait séparés, oceano dissociabili. je m' arrête sur ce discours. Les colonies dans les pays éloignés ont leurs avantages et leur désavantage. C'est une matiere longue à discuter et étrangere à notre question. En attendant vous m' accorderez que l'acquisition de quelque province limitrophe de la France, à moins que la guerre ne l'eut dépeuplée, n'augmenterait pas les denrées d'exportation, puisqu'à présent elles ont à peine assez de bled pour leur propre consommation, tant leur population est considérable.

Le Président.

Pour moi, je suis entiérement satisfait là-dessus; mais il m' est resté un doute sur ce que vous avez dit que les manufactures augmentent en raison des bras et peuvent aller à l'infini.

Le Chevalier.

Ne vous attachez pas à la rigueur des termes. Sans doute, sur cette misérable terre que nous avons l'honneur d'habiter, rien n'est infini, puisqu'elle même n'a que la gueuserie de trois mille lieues de diametre, et que Jupiter et Saturne joueraient à la paume avec notre globe; j'ai voulu marquer la disproportion des deux commerces. L'explosion des manufactures, si j'ose me servir de ce mot, va infiniment plus loin que celle des denrées. Toutes les manufactures passent la ligne sans rien craindre, pendant que presqu'aucun bled ni aucune farine n'ose en affronter impunément les chaleurs. Vous savez qu'il y a plusieurs personnes à Paris qui font broder, qui font même faire leurs habits à la Chine. Un tailleur de canton a donc des pratiques dans la rue Vivienne; trouvez-moi un boulanger de canton qui ait des pratiques à la halle. Arlequin est le seul qui ait proposé un commerce d'oeufs frais des Indes. Je sais que vous pourriez me dire aussi que dans toutes les manufactures il faut employer une matiere premiere que donne le sol; mais il n'est pas nécessaire que ce soit le vôtre. N'ayez aucun souci là dessus; il y aura toujours assez de peuples paresseux, c'est-à-dire mal gouvernés, qui vous vendront leurs laines, leur coton, leur soie, leur lin, leur chanvre brut, et qui le racheteront de vous, lorsqu'il sera travaillé. Craindre que ces pays manquent, c'est avoir peur de bien loin.

Le Président.

Mes doutes sont dissipés; et je vois bien clairement le désavantage du commerce des denrées de consommation comparé à celui des manufactures.

Le Marquis.

Chevalier, si je ne me trompe, vous voilà proche de la fin de nos interrogations et de vos peines. Pour moi, je vous avoue que depuis que vous avez prouvé qu'il est fort douteux qu'il y ait un superflu de bled en France, et que, s'il y est, c'est une mauvaise marque; qu'il ne faut pas s'en réjouir; que les manufactures florissantes doivent être l'objet chéri de tout bon gouvernement et non pas le commerce des bleds, il ne m' en faut pas davantage. J'ai conclu et décidé dans ma tête, et je vous fais grace de tout le reste.

Le Chevalier.

Et qu'avez-vous conclu?

Le Marquis.

Qu'il faut prendre l'édit, le jetter au feu, et retourner à l'état où nous étions.

Le Chevalier.

Comme vous y allez! Vous seriez un excellent inquisiteur.

Le Marquis.

Mon dieu, c'est une façon de parler. Nous causons ici familiérement; je sais le respect que l'on doit à une loi du souverain: je veux dire qu'il faut la rétracter; nous remettre sur l'ancien pied et ne plus y songer.

Le Chevalier.

Est-celà votre conclusion?

Le Marquis.

Sans doute.

Le Chevalier.

Je parie que non. Voulez-vous parier?

Le Marquis.

Je ne le puis pas en conscience. Pouvez-vous sçavoir mieux que moi ce que je pense?

Le Chevalier.

Cela ne fait rien, je veux parier et je vous en conjure.

Le Marquis.

Parions-donc, mais une bagatelle.

Le Chevalier.

Quoi?

Le Marquis.

Une discrètion.

Le Chevalier.

C'est trop peu, il faut parier une indiscrètion.

Le Marquis.

Une indiscrètion, soit.

Le Chevalier.

Le pari va.

Le Marquis.

Oui.

Le Chevalier.

Monsieur le président, vous en êtes témoin.

Le Président.

Cela est entendu.

Le Chevalier.

Ah ça, mon cher marquis, il faut m' avouer sincérement si vous n'avez jamais été cocu.

Le Marquis.

Je n'ai pas entendu jouer si gros jeu. L'indiscrètion serait trop forte. Ce n'est pourtant pas que je refusasse de l'avouer, si cela était. Mais qu'est-ce que cela a de commun avec notre discours?

Le Chevalier.

Ne vous embarrassez pas; allez toujours; il faut nous dire cela.

Le Marquis.

Eh bien, en vérité, d'homme d'honneur je ne le crois pas.

Le Chevalier.

Et auriez-vous été bien aise de l'être?

Le Marquis.

Non, j'en aurais eu de la peine; il est vrai cependant qu'au fond, cela ne fait pas grand-chose, mais...

Le Chevalier.

J'entends. En vous mariant vous avez donc eu pour objet de faire ensorte que votre femme vous gardât fidelité?

Le Marquis.

Tout honnête homme pense de même.

Le Chevalier.

Cela est très-vrai. Ainsi par conséquent vous avez été très-jaloux de votre femme; vous l'avez fait suivre, observer, espionner; vous la laissiez rarement sortir? ...

Le Marquis.

Oh pour cela non! Il n'y a jamais eu d'homme moins jaloux que moi. Je me suis contenté d'aimer ma femme, de la bien traiter, et je lui ai toujours laissé une entiere liberté.

Le Chevalier.

Mais cette conduite était contraire à votre but; elle vous exposait à ce que vous ne vouliez pas être.

Le Marquis.

Oh que non. J'avais assez d'usage du monde, lorsque je me suis marié, pour savoir qu'il n'y a pas de meilleur moyen pour être trompé que de s'aviser d'être jaloux.

Le Chevalier.

Ainsi vous avez cru que la liberté valait mieux que la gêne pour remplir votre objet?

Le Marquis.

Sans doute.

Le Chevalier.

Et le croyez-vous encore à présent?

Le Marquis.

Plus que jamais.

Le Chevalier.

Payez donc, vous avez perdu. L'objet d'un bon gouvernement doit être que le bled de France garde fidélité aux français; qu'il soit à eux; qu'il n'aille pas à l'étranger. Mais pour parvenir à ce même objet, il vaut mieux, selon vous, lui laisser toute liberté que de le gêner, le contraindre, en être jaloux, et c'est là votre véritable avis.

Le Marquis.

Oh pour le coup, j'ai été un étourdi et je me suis laissé attraper. J'aurais dû dire tout le contraire.

Le Chevalier.

Mais vous n'auriez pas été sincere.

Le Marquis.

Cela est encore vrai. Le Président, au chevalier. il y a une grande finesse et une grande justesse de vue dans votre distinction entre le but et les moyens. Je vois à présent que très-souvent les hommes y sont trompés. Je vois aussi que d'ordinaire les moyens qui conduisent le plus surement et le plus promptement au but, paraissent s'en éloigner, et qu'au contraire, ceux qui semblent y conduire s'en éloignent. La défense d'exporter que nous voyons de tout temps établie chez toutes les nations, me paraît une faute de ce genre. Ainsi les écrivains qui se sont élevés contre cette vieille erreur, sont toujours louables.

Le Chevalier.

Je ne les ai pas lus. Mais s'ils ont confondu le but avec les moyens; si pour prouver qu'il fallait accorder la liberté des bleds, ils ont soutenu que l'exportation des denrées devait être le grand objet de l'administration, ils ont mal raisonné, et en conséquence, quand même ils auraient rencontré une vérité, je n'en ferais aucun cas. Je me souviens d'avoir dit au marquis qu'un faux syllogisme n'en devient ni meilleur ni plus estimable, si la conséquence est vraie. Une vérité que le pur hazard fait naître comme un champignon dans un pré n'est bonne à rien. On ne la sait pas employer, si on ne sait d'où elle vient, comment et de quelle chaîne de raisonnemens elle dérive. Une vérité hors de sa ligne est aussi nuisible que l'erreur.

Le Marquis.

En cela vous avez peut-être raison. Mais convenez enfin que vous êtes pour la libre exportation.

Le Chevalier.

Moi! C'est bien vous qui êtes de cet avis, malgré le pari que je vous ai gagné.

Le Marquis.

Et vous?

Le Chevalier.

Je n'ai rien dit encore.

Le Marquis.

Quoi donc, est-ce que cette comparaison avec laquelle vous m' avez convaincu n'est pas bonne?

Le Chevalier.

Ah, ah! Il y a bien des choses à dire là-dessus.

Le Marquis.

M' auriez-vous fait la peur de me faire perdre un pari que j'avais gagné?

Le Chevalier.

Nous verrons cela. Je suis prêt à vous rendre votre argent si le jeu n'est pas bon.

Le Marquis.

En vérité, chevalier, j'aimerais autant être berné comme l'immortel Sancho-Pança, que de rester comme je fais à vous écouter. Une incertitude éternelle... tantôt haut, tantôt bas; vous êtes favorable à l'exportation, puis vous ne l'êtes plus; vous aimez la liberté, vous ne l'aimez plus... vous vous raprochez des écrivains, vous vous en éloignez; convenez, monsieur le président, qu'il n'y a rien au monde de si impatientant.

Le Président.

Je suis bien loin de m' impatienter. J'admire au contraire comment monsieur le chevalier avance dans son raisonnement petit à petit et pas à pas; comme il enchaine ses idées, comme il serre et rapproche insensiblement les résultats.

Le Marquis.

Eh bien, cela vous enchante, et moi je vous prédis qu'il gagnera la bataille. Quand on voit le général ennemi avancer lentement, occupant des postes, les soutenant l'un par l'autre, et ne laissant entre eux aucune ouverture, mauvais appareil, tenez-vous pour battu.

Le Président.

Il me battra, mais j'aurai appris.

Le Marquis.

Comme le czar Pierre disait de Charles Xii. Mais, chevalier, de cette chienne d'exportation qu'en ferons-nous?

Le Chevalier.

Nous la laisserons dormir quelques jours et puis nous la reprendrons. Il est trop tard à présent.

Le Marquis.

Et vous nous direz votre avis? Oui ou non.

Le Chevalier.

Oui, sans faute, et je débuterai par là.

Le Marquis.

écoutez, chevalier, il me vient une bonne idée dans la tête. Dans cette maison nous courons risque d'être interrompus. Venez-vous-en chez moi l'après-diner. Vous y trouverez bon feu, et nous aurons tout le temps que nous voudrons pour causer jusqu'à l'heure du souper.

Le Chevalier.

C'est à merveille. Je m' y engage.





Septieme Dialogue





Le 12 décembre.

Les mêmes interlocuteurs.



Le Marquis.

Voici enfin le jour où vous nous allez dire votre avis sur l'édit.

Le Chevalier.

On le dit.

Le Marquis.

Comment on le dit! Est-ce que cela n'est pas sûr?

Le Chevalier.

Il faut toujours l'espérer.

Le Marquis.

Ah! Vous voulez m' impatienter et je le suis déja. Je voulais me faire acheter l'édit de 64, et comme un étourdi je l'ai oublié.

Le Chevalier.

Il n'y a pas grand mal à cela, nous en savons le contenu.

Le Marquis.

En attendant que le président arrive, je vous prie de me tirer de l'incertitude mortelle où vous m' avez laissé. Ai-je au vrai gagné le pari?

Le Chevalier.

Qu'en pensez-vous vous même?

Le Marquis.

Sincérement je crois l'avoir perdu. La comparaison m' a paru frappante. Je vois que dans un ménage l'honnête liberté, la confiance réciproque, l'amour, la douceur, la franchise réussissent mieux que la jalousie, la contrainte et la gêne. Je crois de même que dans un gouvernement qui n'est en substance autre chose qu'un grand ménage, la liberté, sur tout en fait de commerce, doit réussir mieux que les défenses.

Le Chevalier.

Puis que vous le croyez, je puis en toute conscience dire que j'ai gagné.

Le Marquis.

Oui; mais vous m' avez laissé en doute sur votre véritable avis. Ne m' auriez-vous point joué?

Le Chevalier.

C'était à vous à vous en appercevoir.

Le Marquis.

J'en conviens. Aussi si nous eussions joué de l'argent, même cent mille écus, j'aurais commencé par vous payer. Mais sans prétendre à aucune restitution, de grace répondez-moi, me serais-je trompé? C'est pour mon instruction que je veux le savoir.

Le Chevalier.

Puisque vous en agissez si honnêtement, je vous dirai qu'un apologue, qu'une comparaison, qu'une fable n'est jamais une raison; quelque belle, quelque lumineuse, quelqu'aplicable qu'elle paraisse être, il faut toujours s'en méfier. Il faut tirer la raison de l'inspection intrinsèque de la nature des choses, et n'y jamais employer d'autre voie. La comparaison sert ensuite à embellir le discours, à le convertir en éloquence ou en poésie; elle est le vernis du tableau; mais elle n'en est pas la peinture. Si dans toutes les sciences on avoit eu cette méfiance, nous aurions bien moins de livres et bien moins d'erreurs. Les médecins sur tout qui n'ont qu'un langage allégorique et emprunté, ne diraient pas qu'une femme a les nerfs agacés, des nerfs effarouchés, parce que les nerfs ne sont ni chiens ni chats. Mais la dame qui a des épagneuls et des angolas, et qui les aime, croit que son médecin dit une grande et belle chose, et qu'il a deviné son mal; elle se plaît à se le persuader, parce qu'elle ne peut ni ne veut guérir, et que cependant elle veut consulter son docteur.

Le Marquis.

Je vous entends.

Le Chevalier.

Voulez-vous voir combien une comparaison est douteuse? Si j'avais voulu vous faire convenir du contraire, j'aurais pu à l'instant vous attraper par une autre comparaison. J'aurais supposé que vous aviez chez-vous un serin d'un grand prix renfermé dans une cage. Un ami vient vous voir et vous dit, pourquoi vous qui aimez si fort ce charmant petit oiseau, le tenez-vous impitoyablement enfermé? Ouvrez sa prison et ne craignez-rien. Il trouve chez-vous l'abri, la nourriture, l'eau, des caresses, du plaisir, il restera sans doute; et s'il sort un instant, il rentrera d'abord. à ce discours auriez-vous ouvert la cage?

Le Marquis.

Non ma foi, car le serin aurait disparu.

Le Chevalier.

Cette comparaison est pourtant presqu'aussi belle que l'autre; elle prouve l'utilité de la défense, comme l'autre prouvait les avantages de la liberté. à laquelle vous-en tiendrez-vous? Pour prendre un parti, il faudrait savoir d'abord si le bled ressemble à une femme ou à un serin, pouvez-vous décider cette question?

Le Marquis.

Non en vérité. Le bled ne ressemble pas plus à l'un qu'à l'autre; mais voici notre président.

Le Président.

Messieurs, me suis-je fait attendre? Avez-vous commencé?

Le Chevalier.

Pas absolument. Le marquis m' a cherché chicane sur le pari qu'il a perdu. J'aime à jouer noblement, et à l'instant, sans disputer, je lui ai rendu son argent. Croyez-vous qu'il ait eu raison de me le redemander? Ne l'avais-je pas convaincu?

Le Président.

Votre comparaison de la jalousie et de la liberté est très-fine et on ne peut pas plus agréable. La surprise du marquis a été très-plaisante; mais en y réfléchissant davantage on y trouverait bien quelque chose à dire.

Le Marquis.

Quoi?

Le Président.

La sagesse de madame votre femme, l'attachement qu'elle a pour vous, l'ont rendu digne de la liberté que vous lui avez accordée, et vous vous en êtes bien trouvé. Je ne sais pas si autant de vertus, de moeurs, de modération doit se supposer dans une foule de peuple. Des cultivateurs indigens, toujours prêts à courir au premier appas du gain, des marchands avides et rusés pourraient peut-être abuser de la liberté. Je ne décide rien; mais je sens qu'il faut plus de discussion.

Le Chevalier.

Monsieur le président parait croire que le peuple est un animal non apprivoisé, ainsi il ressemblerait à un serin. Mais ne décidons rien sur des allégories, et vous, marquis, ne brulez pas l'édit. Vous avez interrompu un discours qui nous menait à la raison intrinsèque de notre question, c'est celui là qu'il faut reprendre. Nous avons vu qu'il est douteux qu'il y ait un vrai superflu de bled en France, et je vous ai démontré que ce superflu, s'il existe, est l'effet d'un déficit de population. Une population ne se rétablit pas si vite qu'on le pense, et l'on ne fait pas des enfans à coups de plume comme en faisait le pere Pétau. Il faut des générations multipliées pour réparer une perte. Ainsi s'il était vrai qu'il y eût à présent trop de bled en France, qu'en fera-t-on jusqu'à la naissance des consommateurs? Le jetterons-nous à la riviere? Vous avez décidé que non; il faut donc en faire le commerce. Voyons quels avantages ou quels désavantages a ce commerce; une fois que cela sera bien connu, nous déciderons ce qu'il faut faire du bled.

Le Président.

Vous m' avez déja fait appercevoir combien est moindre l'avantage du commerce des bleds, relativement à celui des manufactures, et depuis je n'ai cessé de m' étonner de la légéreté avec laquelle on nous a fait concevoir les plus flateuses espérances de ce commerce qui devait produire des miracles, à ce qu'assuraient tous les écrivains.

Le Chevalier.

Vous n'avez vu qu'en gros cette différence. Voyons en les détails, écoutez-moi bien et commencez à compter. Primo, le plus grand avantage d'une matiere qu'on destine au commerce, est d'avoir le plus de prix sous le moindre volume. L'or et les pierreries occupent en conséquence le premier rang, vous en voyez la raison. Plus le volume est petit, plus on épargne les frais et les risques du transport, qui nuisent également au vendeur et à l'acheteur, puisqu'il faut toujours les prélever. Or de toutes les matieres dont on puisse faire commerce, le bled est absolument ce qui vaut le moins en proportion du poids et de la place qu'il occupe. Non-seulement toutes les manufactures, mais toutes les autres denrées telles que le vin, l'huile, les viandes, les poissons salés, ont en cela un très-grand avantage sur le bled. Un tonneau de vin vaut dix fois plus qu'un tonneau pareil de bled, et il pese moins. Voyez-donc combien le transport absorbera de profit. Le nolis d'un vaisseau ou d'une charette est le même, soit que vous le chargiez de bled ou de lingots d'or. Secundo, ce même bled si lourd, si volumineux, si embarrassant, est par surcroit de malheur le plus sujet à dépérir. Tout le gâte; la chaleur le fait germer, l'humidité le pourrit, mille animaux le mangent, oiseaux, insectes, rats, etc. Nous avons l'avidité de la nature entiere à combattre pour sauver notre bled; ainsi par cette seconde raison il devient moins commode au commerce que les pierres, le charbon, les douves, le bois à bruler ou de construction, les seules choses pésantes qui soient à meilleur marché que le bled. Tertio; du moins lorsqu'il est en repos, après les voyages, s'il voulait nous laisser tranquilles, il serait favorable au commerce, mais au contraire il est également gênant dans les magazins; il dépérit, il se gâte, il faut le remuer, et cette opération est couteuse; ainsi plus on le garde, plus il donne de déchet, soit dans la quantité soit dans le prix. Rien n'est plus contraire au commerce. Cette science si compliquée, si sublime, sur laquelle ont si bien écrit ceux qui ne l'ont jamais exercée, se réduit à une définition très-courte.

Le Marquis.

Si elle est courte, elle est bonne pour moi; je la retiendrai.

Le Chevalier.

La voici. Vendre à son aise, acheter sans presse, voilà toute la science; voilà toute la différence entre le fripier et vos valets de chambre. Le fripier achete vos habits, parce que vos valets de chambre veulent les vendre; et il les revend à ceux qui ont desir d'acheter. Pouvoir garder, avoir où garder, voilà la loi et les prophêtes; cela n'est pas plus sublime. Le bled est la chose qui se peut le moins garder, qui prend le plus de place, qui coute le plus à garder; donc elle est la moins favorable au commerce. Quarto. Autre inconvénient. Le bled s'avise de venir au monde au beau milieu de l'été; avant qu'il soit battu et remis dans la grange, on a gagné la moitié de l'automne, ainsi son commerce dure depuis l'équinoxe d'automne jusqu'à celui du printemps; après ce temps les apparences de la nouvelle récolte ont déja à-peu-près décidé de son sort, et les demandes ou l'envie de vendre cessent. Vous avez donc pour votre commerce la saison la plus contraire; la mer orageuse, les rivieres ou prises par les glaces, ou débordées; les chemins impraticables par les neiges ou par les boues, les jours les plus courts, le temps le plus vilain.

Le Marquis.

Voilà une réflexion bien neuve.

Le Chevalier.

Pour vous, peut être, ou pour vos écrivains; mais les rouliers, les boulangers, les commerçans la savent à merveille.

Le Marquis.

Est-ce qu'on ne les a pas consultés?

Le Chevalier.

Je n'en sais rien, mais souvenez-vous que même le plus grand sot peut répondre, si on le consultait; mais il n'y a que le grand homme qui sache interroger. Cette contrariété de saison dans laquelle on est forcé de faire le commerce des bleds, ne se rencontre ni dans celui des manufactures qui peuvent choisir toujours le temps le plus favorable pour voyager, ni dans le commerce des autres denrées tel que le vin, les huiles etc. Dont la récolte faite à la fin de l'automne ou dans l'hiver, laisse le printemps et l'été pour en faire le commerce. Quinto. Voici l'inconvénient peut-être le plus considérable; le bled vient par tout; aucun royaume de l'Europe n'en est privé. Or la base de tout commerce est le non omnis fert omnia tellus . Ainsi le bled, à proprement parler, n'est le trésor d'aucune terre. J'appelle trésor une production particuliere dont tous les hommes ont besoin, et qui ne se trouve pas dans tous les pays. Les métaux, les fruits des climats chauds sont de ce genre. Leur commerce en devient sûr, constant, réglé. La Provence vendra toujours ses huiles à la Normandie, parce que la Normandie n'en a point de son crû. Ainsi ce commerce sera constamment actif d'un côté, passif de l'autre; tous les ans on en fera la demande d'un côté, et le débit de l'autre; cela ne saurait changer. D'après ce principe vous voyez que les vrais trésors de la France, en fait de productions du sol, sont les vins et les huiles. Tout le nord en a besoin et tout le nord n'en produit point. Alors le commerce s'établit, creuse son canal, cesse d'être une spéculation et devient routine; et les hommes même d'un esprit très-borné qui ne savent jamais marcher que par routine, peuvent réussir à faire ce commerce. Supposez par exemple celui des vins de France avec Stokolm. Il est sûr que Stokolm a besoin des vins de France et que son sol n'en produit point. Ainsi un marchand de Paris établit son correspondant à Stokolm et dort tranquille. Tous les ans l'un demandera, l'autre expédiera. Le français ne court aucun risque s'il fait des provisions d'avance, ou s'il en fait une plus grande quantité qu'à l'ordinaire. Le débouché est sûr. S'il envoie trop en une seule expédition à son correspondant, il en est quitte pour retarder un peu les expéditions de l'année suivante, et en peu de temps ce vin se trouve débité à Stokolm et jamais en perte. Il prend le temps le plus favorable et le plus commode pour lui, soit pour acheter, soit pour expédier. Il ne craint point que son vin arrive après la nouvelle récolte, puisque la Suede n'en fait point. Comparez à présent ce commerce avec celui des bleds. Le français ne sait pas d'abord si pour les bleds il faut avoir ou non un correspondant à Stokolm. Dans des années on lui en demandera, dans d'autres on lui en offrira, et le plus souvent on n'en voudra ni vendre ni acheter. Lorsqu'on en demande, peut-être le français n'en a pas à assez bon marché pour en envoyer. Lorsqu'il en offre, peut-être il arrivera qu'on n'en a aucun besoin. C'est un miracle si le besoin et le superflu se rencontrent juste. Le français négligera donc d'avoir un correspondant très-souvent inutile, et dans l'occasion il lui fait faute de ne le pas avoir. Si la Suede est dans le besoin, les demandes lui arrivent toujours conçues dans ces termes; achetez à quelque prix que ce soit, mais envoyez au plus vite et sur tout avant la fin du printemps, car après cette époque l'envoi est inutile. Cette limitation d'époque gâte tout; elle oblige le négociant français à se presser; si on devine son empressement, le prix des marchés augmente, les transports, les nolis doublent et ils absorbent tout le profit; et si par hazard le malheur veut qu'une navigation lente, un radoub, une voie d'eau, des vents contraires aient retardé le vaisseau et qu'il n'arrive qu'àprès l'époque, on est sûr de vendre à perte et d'être ruiné. Appeller cela un commerce, c'est abuser des mots; ce n'est pas un commerce, c'est un pillage où il ne faut que savoir être des premiers, se presser et risquer. C'est pourtant là toute la science du commerce des bleds; elle est diamétralement contraire à l'esprit du commerce qui exige qu'on ne se presse ni pour vendre ni pour acheter, et qui est plus utile à proportion qu'on risque moins. Comme le produit des bleds est par tout et que le besoin peut être par tout, il faudrait donc avoir des correspondans par tout; comment les avoir? Quelle immense dépense en lettres très-souvent inutiles? Comment s'assurer de la probité de tant de monde, établir la confiance, l'amitié? On ne peut donc en ces occasions qu'avoir recours aux plus fameux banquiers, dont la richesse ait rendu le nom connu dans toute l'Europe. Ceux-ci sont les seuls qui ayant déja des correspondans ou une réputation établie par tout, quoique pour d'autres objets de commerce, peuvent et veulent se charger aussi de l'achat des bleds; mais leurs correspondans se trouvent souvent novices et inexperts dans ce commerce; les fautes et par conséquent les pertes se multiplient. Il faut alors s'assurer d'un grand profit pour les compenser. Voilà pourquoi toutes les fois qu'il s'agit de bled on entend parler de monopole, et qu'on n'en a jamais entendu parler sur les toiles, les cuirs, les sucres, les vins etc. Le marchand de vin dont nous parlions tantôt, s'il est petit et faible en moyens, fera un petit commerce avec Stokolm, mais il le fera; son petit commerce ne nuit point à un plus grand, ni n'en reçoit aucun échec. Deux maîtres-d'hôtels de deux seigneurs, l'un français, l'autre suédois, sont en état de le faire; il est même plus lucratif s'il est fait en petit. L'économie, la probité le font prospérer; il s'agrandit et donne de quoi vivre aux deux commerçans. Mais pour le commerce des bleds, il faut chercher les mains les plus puissantes et les bras les plus longs dans tout le corps des commerçans. Il n'y a qu'eux qui puissent avoir les plus fraiches nouvelles d'une mauvaise récolte dans tel ou tel royaume, et par conséquent être les premiers et prévenir. Ainsi en faisant seul ce commerce, ce n'est pas qu'ils s'en emparent, c'est qu'on le leur laisse. Souvent même on les prie à genoux de vouloir s'en mêler. Le petit marchand est sûr d'y perdre. Le grand négociant risque, mais il peut gagner; et soyez sûr que ce commerce n'est jamais fait par de petits marchands; et si vous en voyez qui s'en mêlent, croyez qu'ils ne sont que commissionnaires de plus grands; ils ne sont pas assez sots d'en courir les risques pour leur compte et se réduire d'un seul coup à la mendicité. Si le risque est grand, tous les profits sont en proportion des risques. Comme la vue du risque fait élaguer la foule, on reste seul et voilà le monopoleur. C'est la nature de la chose qui le crée, ce n'est pas la malice des hommes; mais les hommes veulent se croire plus de malice qu'ils n'en ont; ils sacrifient volontiers l'opinion de leur probité à la vanité d'une astuce qu'ils n'ont pas. Voilà en général les embarras et les difficultés du commerce extérieur des bleds. Voyons ceux de l'intérieur. Sexto. Toute la France produit du bled. Il est vrai qu'il y a des provinces plus ou moins fertiles, mais il n'y en a aucune qui dans une bonne récolte n'en ait assez du sien, et aucune qui dans une mauvaise n'ait besoin de celui des autres. Voyez en cela la différence immense qui se trouve entre le bled et le vin. Deux ou trois provinces donnent les plus célébres, quelques autres le moins bon, le reste se consomme dans le pays qui le produit. Dans ces vins il y a des dégrés de qualité. Pontac, le clos de vougeau, la romanée; voilà les vins cardinaux de ce sacré collège. Trouvez-vous qu'en bled, il y ait quelque canton sur la terre qui produise constamment le pain que doivent manger à leur table tous les potentats de la terre? Un bled qu'on vous demande avec instance et qu'on paye dix fois, vingt fois plus qu'un autre bled? Le bled a presque partout le même goût; semblable en cela aux élémens, il est toujours un besoin, jamais une recherche nécessaire à l'homme. Ingrat au commerce, il n'est ni le trésor ni la richesse d'aucun pays, il en est le soutien. Vous faites le commerce de vins dès que vous avez un ami en Bourgogne. Vous faites celui des huiles ayant un ami en Provence; ce commerce est connu, il a une route connue, tout le monde s'y entend. Les détails les plus minutieux sont nécessaires pour obtenir quelque épargne, et c'est cette épargne qui donne le profit. Croiriez-vous qu'il y a une grande différence à avoir un bon ou un mauvais chartier?

Le Marquis.

Je croyais que les bons étaient ceux qui juraient le moins?

Le Chevalier.

Et qui savaient le mieux garentir leurs marchandises; et ce détail qui paraît très-aisé coute l'expérience de la vie entiere à apprendre, non pas à un neuwton, mais à un chartier. Et les neuwtons quand la nature en produit, ne font pas le métier de chartier. Ainsi donc lorsqu'un commerce a une source constante et des canaux par lesquels il s'écoule, il est aisé de le régir. Mais s'il n'a pas une source fixe et connue, et qu'on ne sache ni d'où on le tirera, ni où on l'adressera, comment pourra-t-on l'exploiter? Où placerez-vous vos correspondans en bled? Vous avez à la vérité quelques provinces plus abondantes, telles que la Brie, la Picardie, la Beauce, le Soissonnois; mais ces pays eux-mêmes peuvent manquer de bled et en demander à des provinces en général plus stériles. Cette impossibilité d'avoir tant de correspondants sûrs, intelligens, affidés, fait qu'on abandonne cette spéculation intérieure aux rouliers, aux meuniers et aux boulangers, qui la font très-en petit par eux mêmes et pour leur compte. Ainsi comme le commerce extérieur de l'achat des bleds est trop vaste et tellement grand, tellement risquable et difficile, qu'il engendre par sa nature même le monopole; le commerce intérieur fait de proche en proche est au contraire trop petit; et administré par des mains avides, par des hommes indigens et rusés, il doit engendrer les friponneries. êtes-vous las de compter les inconvéniens du bled?

Le Président.

Non pas moi; je vous écoute avec attention, et nous en sommes à l'article sixiéme.

Le Marquis.

Je n'en dirai pas autant. Je commence à me dégouter tellement du bled, que je crois que j'en reviendrai aux glands, illustre et fort amere nourriture de nos premiers peres.

Le Chevalier.

En attendant de vous voir réinstallé dans l'âge d'or, monsieur le président continuera de compter. Septimo. Voyons comment il faut s'y prendre pour faire ce commerce actif des bleds de France à l'étranger, tant désiré et tant prôné. Il s'agit d'enlever le superflu des bleds de toute la France, sans en ôter le nécessaire. L'idée seule de la délicatesse de cette opération effraye. Il s'agit pour ainsi dire d'enlever l'épiderme de toute la France sans toucher à la peau qui est sensible et qui fait crier, cela est-il possible? Et n'est-ce pas là la véritable cause des éternelles criailleries du peuple, dès que l'on touche un peu au commerce des bleds? Le peuple n'est pas absurde et imbécille, comme les écrivains toujours prodigues en louanges lui font l'honneur de le lui dire à tout instant. Mais il est sensible, et lors qu'on touche à son nécessaire, il crie. Il n'y a pas non plus tant de méchans qu'on le pense. Ces monopoleurs, ces usuriers, ces monstres qui font des enlevemens de bled, qui le resserrent, qui affament une province sans pitié, sans miséricorde, par pure avidité de gain, ne sont pas si communs. Mais lorsque l'opération est en elle-même difficile, délicate, scabreuse, il est impossible de ne pas faire du mal. Si l'on rapportait toujours aux loix de la nature les positions où l'on a la bonté d'accabler les autres d'injures, l'on se tromperait bien moins dans ses jugemens. En effet, comment s'y prendre pour n'acheter que le seul superflu? La méthode la moins mauvaise serait d'acheter une partie des bleds que les gros fermiers ont remis dans leurs granges, et c'est précisément la méthode défendue. Il faut, selon les ordonnances, acheter tout au marché.

Le Marquis.

Ces loix sont absurdes, et il faut les abroger.

Le Chevalier.

Tout doucement. Ces loix, ces ordonnances tiennent au systême entier de la législation des bleds de nos ancêtres. Ils envisageaient le bled comme un objet d'administration; nous en voulons faire un objet de commerce. Il est certain que ce qui est sage et utile sous un point de vue, devient absurde et nuisible sous un autre; mais comme l'ancienne police est encore en vigueur, parlons de l'état actuel. Il est certain qu'à présent on ne peut acheter le bled qu'au marché, et qu'on met en prison ceux qui enarrhent, accaparent et l'achetent des fermiers de la main à la main. Dans ce marché, c'est un point capital de laisser ignorer qu'il y aura un nouvel acheteur chargé d'une forte commission. Si cela transpirait, à l'instant les vendeurs augmenteraient le prix et l'achat ne serait plus avantageux à faire. Or qu'arrive-t-il? Dans tous les marchés qui se tiennent périodiquement toutes les semaines ou tous les quinze jours dans les bourgs ou les villages des differentes provinces, les fermiers qui y envoyent leur bled savent d'avance avec la plus incroyable précision, la quantité qu'on en apportera et celle qui s'y vendra. Une longue habitude le leur a appris. Comme la quantité des consommateurs est presque toujours la même, et qu'on sait quels sont les villages qui viennent réguliérement s'y pourvoir, le débit ne varie point. Les vendeurs ne veulent pas avoir l'incomodité de remporter des bleds chez eux. Ainsi ils prenent leurs mesures justes et si justes, qu'à peine reste-t-il trois ou quatre sacs de non vendus sur deux cents dans un jour de marché. Ainsi supposons qu'on ait porté à un marché trois cent sacs de bled selon l'estimation du débit ordinaire. Le commissionnaire arrive, il fait agir trois ou quatre personnes pour mieux cacher son jeu, offre quelque chose de plus et s'empare de cent sacs de bled. Voilà le tiers des manans du village dans un terrible embarras; ils n'ont laissé que deux ou trois jours de provision dans leur famille; ils étaient venus dans l'intention de s'approvisionner pour la quinzaine. Attendre le marché suivant est une chose impossible. Que faire? Ils crient, ils jurent contre le magistrat municipal qui oubliant les soins de sa municipauté, a laissé acheter l'étranger avant le citoyen. Le magistrat fâché, embarrassé, promet gravement et non sans peur une plus grande vigilance à l'avenir. Il informe, verbalise et mande à l'intendant que son marché a manqué dans la semaine. L'intendant en écrit en cour; mais personne ne dit qu'il n'a manqué que d'une centaine de sacs tout au plus. Cela ne s'est jamais écrit. La grande nouvelle qu'un tel marché a manqué de bled arrive donc sechement à la cour, et le ministere y fait attention. En attendant les paysans restés sans bled, ont faim, ils courent promptement dans les autres marchés d'alentour, ils y arrivent contre toute attente, les affament et les font manquer à leur tour. La nouvelle répandue qu'un marché a manqué, court cependant de bouche en bouche et de marché en marché. Elle cause un haussement de prix subit, et donne aux paysans la double peine d'aller dans plus d'un marché s'approvisionner ou de courir aux plus éloignés. Le contre-coup du besoin se communique à la ronde, s'étend et s'élargit. D'un autre côté les vendeurs qui ont vu que dans une semaine le bled a manqué au marché, et que le peu qu'on y avoit apporté a été à l'instant acheté, en apportent plus qu'à l'ordinaire la semaine suivante. Mais la commission est faite, personne autre que les pratiques ordinaires n'achete; nouveaux cris, il faut remporter le bled ou en baisser le prix et le vendre à perte. D'autres ordonnances de police empêchent de le remporter, même de le garder quand il a été une fois exposé au marché, et voilà les vendeurs ruinés. Que des cas pareils arrivent dans trois ou quatre marchés, vous verrez la cherté, l'allarme, la désolation se répandre sur une province entiere. Ainsi que vous voyez quatre à cinq goutes de pluie qui tombent sur un bassin d'eau dormante, y engendrer des cercles dont les petites vagues allant jusqu'au bord, revenant et se croisant, mettent en mouvement et agitent la surface entiere de l'eau; de même un achat de cinq ou six cent sacs de bled extraordinaire, s'il tombe inopinément sur différens marchés, suffit pour troubler toute une province pendant un temps considérable.

Le Marquis.

Mais c'est pour une bagatelle.

Le Chevalier.

Une bagatelle! Croyez-vous que ce soit une bagatelle pour une famille de rester cinq ou six jours sans pain? Vous ne prenez pas garde que le pain est un trop grand besoin de l'homme. Ce besoin général, continu, pressant est précisément ce qui rend le bled le moins propre au commerce. J'entends souvent dire à des gens qui se croyent de l'esprit, qu'il ne faut pas plus s'embarrasser du bled que des cuirs dont on fait les souliers; qu'aucune ordonnance de police n'a veillé sur les souliers, et que pourtant on n'est jamais allé nuds pieds.

Le Marquis.

Cela est vrai, et cette raison m' a toujours paru bonne. Est-ce que vous ne la trouvez pas de même?

Le Chevalier.

Non assurément.

Le Marquis.

Et pourquoi? Les souliers ne sont-ils pas presqu'aussi nécessaires que le pain?

Le Chevalier.

Je veux vous accorder cela; mais quand le besoin de l'un et de l'autre serait également grand, celui des souliers n'est pas aussi pressant. Voilà où gît la cause de l'équivoque. Vous avez très-grand besoin de souliers, je l'avoue; mais si vous êtes accoutumé à jetter ceux que vous croyez usés, vous les ferez encore trainer vingt jours et plus, si par un hazard votre cordonnier manquant de cuir ne peut pas vous en fournir de neufs. Pouvez-vous faire trainer de même une livre de pain vingt jours entiers dans votre maison? Non certainement. Le pain est une chose qui ne s'use pas, mais qui se consomme. Il se consomme à l'instant, et le besoin s'en renouvelle deux fois par jour dans les corps les plus faibles, et trois ou quatre fois dans les corps plus robustes. Voilà ce qui excite la cupidité et ce qui empêche le commerce honnête et louable, le seul bon et utile dans un état. Les hommes tournent toute leur malice, épuisent leur astuce sur un objet si pressant, et sûrs d'en tirer un immense profit, ils tâchent d'exciter le trouble par des idées de cherté, de disette. Ils n'emploient point autant d'astuce sur le commerce des cuirs, car ils en seraient les dupes. Ainsi tout autre commerce va de soi-même, parce que dans tout on a quelque espace de temps, et cet intervalle suffit pour remettre l'équilibre. Mais l'approvisionnement du pain est pressant, il faut y veiller, l'équilibre arriverait trop tard et lorsque le peuple serait déja mort de faim.

Le Président.

Monsieur, ce que vous dites est bien juste, mais je ne puis pas comprendre comment un si petit objet tel que l'achat d'une centaine de sacs, peut être regardé comme un grand mal?

Le Chevalier.

Ah monsieur, je vois bien que vous ne savez pas encore ce que c'est qu'une famine. Vous la croyez un mal universel, détrompez-vous; elle n'est que l'affliction universelle du mal que souffrent quelques particuliers. Dans la famine les riches, les gens aisés ne souffrent point. Les vendeurs gagnent même, mais tous frémissent à la vue du spectacle le plus affreux. On voit des gens mourir de faim; on voit errans, dans les rues, des spectres, des squélettes hideux au teint livide et bruni, aux yeux luisans de larmes, aux cheveux hérissés, couverts de haillons et de vermine; d'un pas chancellant vous les voyez venir à vous, et d'une voix éteinte allonger avec peine une main tremblante et vous demander du pain; et quelquefois au moment où vous vous disposez à les secourir, vous les voyez tomber à vos pieds et expirer sur le champ. C'est là ce que j'ai vu; c'est là ce qu'on appelle une famine. Reprenons un instant notre comparaison du pain avec les souliers. Si le cuir venait à manquer il serait bien gênant de se servir de sabots, mais on s'en servirait et ce spectacle finirait par être moins touchant que risible. Je vois d'ici vos jolies femmes en sabots...

Le Marquis.

Elles en seraient ma foi plus piquantes... mais oui, on finirait par en rire.

Le Chevalier.

Je vous dirais la même chose de toute disette qui causeroit une tragi-comédie. Si les étoffes manquaient et qu'on s'habillât de serge, on se plaindrait; mais croyez-moi, l'on n'en conterait pas moins fleurette aux plus belles dames vétues en soeurs grises.

Le Marquis.

Ah dans ma jeunesse, cela aurait été une raison de plus... une soeur grise! Vous badinez... il n'y a rien de si appétissant... je me souviens qu'une fois dans un hôpital à l'armée...

Le Chevalier.

Oui, vous avez vu dans les hôpitaux des soeurs grises charmantes, mais vous y avez vu aussi les cruelles maladies que cause la mauvaise nourriture. Ainsi récapitulons le discours. Le mal réel de la famine tombe sur un petit nombre, mais le sentiment de la compassion pénétre tous les coeurs, les âmes les plus dures en sont émues. Un seul mourant de faim dans une rue, attriste et jette dans la désolation une ville entiere qui aura dîné.

Le Marquis.

Mais ne pourrait-on pas substituer une autre nourriture au pain?

Le Chevalier.

Des croutes de pâtés, n'est-ce pas?

Le Marquis.

Vous voulez toujours persister. Mais la viande, les herbes, les laitages, ne peuvent-ils pas alimenter le peuple au moins pendant quelque-temps? Les gens du bas peuple ont un estomach de bronze; ils digerent tout.

Le Chevalier.

Ils digerent tout, mais avec du pain. La force de cette habitude est si grande, si étonnante, qu'on ne saurait la concevoir. J'ai eu le malheur d'en être témoin. Sans pain on ne peut plus rien manger; et si la faim fait manger, on ne peut rien digérer. Une fièvre épidémique et mortelle attend quiconque ose imaginer d'échapper à la famine autrement qu'en se procurant du pain, et cette mort est encore plus effrayante que la premiere, elle devient contagion.

Le Président.

Monsieur, plus je réfléchis sur ce que vous venez de dire; plus je vois que selon vous, le trouble, l'allarme, la disette ne seront causés dans une province que par les achats faits pour ainsi dire à la dépourvue dans les marchés. Si l'on permettait les enarrhemens ou les achats en gros dans les granges des fermiers, il n'arriveroit aucun trouble et les marchés ne manqueraient point. Un fermier qui a mille septiers de bled de sa récolte n'en envoye qu'une vingtaine à débiter à chaque marché; s'il en vendait en gros cinq cent à un marchand étranger, cela ne l'empêcherait pas d'envoyer toujours au marché les petites quantités ordinaires; ainsi il ne ferait que se débarrasser du superflu.

Le Chevalier.

Cela est vrai.

Le Président.

L'ancienne loi de ne pouvoir vendre qu'au marché est donc bien mauvaise?

Le Chevalier.

Vous voulez dire bien bonne. Ce qui répond à l'objet auquel on l'a destiné est toujours bon. Nos ancêtres ont fait une loi pour empêcher que le bled ne fût une affaire de commerce. Cette loi remplit parfaitement son objet, elle est donc bonne? Elle le remplit si bien que tant que l'on y tiendra la main et qu'on la fera exécuter, soyez sûr qu'il est impossible, absolument impossible, qu'il se fasse aucun commerce de bled en gros; et cela est si vrai que dans tout ce qui s'est fait de commerce d'exportation dans ces dernieres années, tout le bled sans exception a été acheté en contravention de cette regle et hors des marchés. Il est plaisant qu'on se soit donné des peines infinies pour rechercher ce qu'on appelle abus, monopole, enarrhement, pendant qu'il est démontré qu'il est impossible de faire autrement aucun achat pour le commerce. Malheur à ceux qui auraient voulu en faire selon les regles.

Le Président.

Rien n'est plus certain. Il vient d'arriver dans plusieurs provinces des aventures qui le prouvent. Des mal-adroits commissionnaires qui ont voulu acheter dans les marchés de très-petites quantités de bled pour l'étranger ou même pour l'approvisionnement de la capitale, ont pensé être lapidés par le peuple ameuté.

Le Marquis.

Mais chevalier, c'est bien par ironie que vous dites que cette ordonnance est bonne; c'est comme vous diriez qu'un poignard est bon, si la lame en était de Turquie.

Le Chevalier.

Et je dirais bien.

Le Marquis.

Sans doute, mais l'intention serait mauvaise, si avec ce bon couteau on avait égorgé du monde.

Le Chevalier.

N'appellez pas ironie le dessein de parler avec précision. La loi est toujours bonne, puisqu'elle a rempli l'objet.

Le Marquis.

Bonne tant qu'il vous plaira, mais l'objet est détestable. Vouloir détruire et couper dès la racine tout le grand commerce des bleds? ... et vous trouvez cela bon?

Le Chevalier.

Je ne dis rien encore. Notre discours était sur les avantages et les désavantages du commerce des bleds. Je vous ai prouvé que dans l'état actuel les achats sont impraticables et qu'en général l'entreprise d'ôter le seul superflu et de laisser le juste nécessaire d'une denrée qui vient par-tout, dont on a besoin par-tout, dont le produit est peut-être inégal par-tout, est une entreprise d'une extrême difficulté. Je conviendrai avec vous que nos ancêtres ont voulu éteindre tout commerce de bled. S'ils ont eu raison ou tort, c'est une autre affaire que nous examinerons bientôt; mais rendons leur la justice d'avouer qu'ils avaient imaginé l'ordonnance la plus efficace pour cet objet; et permettez moi de vous observer qu'il serait bien extraordinaire qu'ils eussent fait une si grosse méprise, et manqué à tel point d'esprit qu'on le dit, en se décidant contre le commerce des bleds, pendant qu'ils ont vu avec tant de justesse les moyens qu'il fallait y employer. Mais il me reste à dire encore quelque chose sur la nature du commerce des bleds.

Le Marquis.

Encore? Vous ne finirez donc plus?

Le Chevalier.

Nous avons vu les difficultés de l'achat; voyons les difficultés du débit. Il est de regle dans la théorie du commerce que le plus avantageux et le plus lucratif est toujours celui qui se détaille le moins et qui fait le plus promptement passer une grosse somme de la main du consommateur à celle du vendeur. Le profit du commerce ne se réalise que dans le dernier passage de la main du dernier vendeur au consommateur. L'opération ne finit que lorsque le consommateur achete. Le reste n'est que passage, vente et revente d'une main intermédiaire à l'autre; plus il y en a, plus elles sont nuisibles. Elles absorbent le profit du producteur et augmentent la dépense du consommateur. D'après ce principe, les pierreries sont à cet égard de même qu'à plusieurs autres la matiere la plus profitable au commerce. Dans une matinée un bijoutier vend un diamant de trente mille livres. Voilà en un instant trente mille livres de rentré dans sa caisse. Ainsi une douzaine de marchands de pierreries suffit au luxe entier du plus grand royaume. Examinons à présent la vente du pain; il n'est point de débit d'un plus minutieux détail. Tout le monde veut le manger frais, on n'en achete que la consommation de quatre jours au plus, elle est égale dans le riche et dans le pauvre; ainsi des milliers d'hommes sont obligés de perdre toute la journée à détailler et à gagner sou à sou la valeur d'une fournée de pain. Lorsque vous faites un habit, le marchand de draps d'un seul coup vous en vend pour dix louis d'or. Le marchand de dentelles vous en fournira dans une seule matinée pour cent louis qui rentrent dans sa caisse et qui ne font qu'un seul article sur son livre. Mais dans cette même matinée vous n'aurez acheté que pour quinze ou vingt sols de pain et il ne vous en fallait pas davantage. Méditez un peu sur cette énorme disproportion; vous verrez quelle quantité d'hommes doivent consacrer leur vie entiere à ce débit minutieux. Il faut qu'ils en retirent leur nourriture; et n'étant pas les producteurs, ils ne sont pas les êtres les plus chers à l'état; ils ne sauraient être une source de richesses, puisque la richesse n'est que dans la production. Ils ne sont qu'un poids nécessaire et un défaut incurable à la constitution humaine. Ainsi à cet égard le pain le cede non-seulement à toutes les manufactures, mais encore à la plûpart des autres denrées. Grands, petits, riches, pauvres, tous achetent le pain en détail. Il faut la rencontre d'un terrible repas de noces ou quelqu'autre calamité pareille pour qu'un maître d'hôtel se voye obligé d'acheter pour cent francs de pain dans un seul jour. Si l'on faisait des provisions de pain comme on en fait de vin, le détail ne serait pas si grand; mais je parierais qu'à cet instant il y a pour plus de quatre mille francs de vin dans votre cave, et qu'il n'y a pas pour plus de quinze francs de pain dans votre office.

Le Marquis.

Je ne parierais pas, car j'aurais perdu.

Le Chevalier.

Ainsi la vente du pain en détail ne peut se comparer qu'à celle des viandes fraiches, encore la viande à-t-elle une incommodité de moins. C'est une marchandise qui marche toute seule sur ses pieds; ainsi le transport d'un boeuf vivant ne coute presque rien, et celui de quatre quintaux de farine coute beaucoup. De plus tous ceux qui font usage de viande mangent aussi du pain, tandis qu'une immense quantité de peuple, surtout dans les campagnes, consomment tous les jours du pain et ne flairent pas de la viande six fois dans toute l'année. Mais ce n'est pas tout.

Le Marquis.

Quoi! Encore un autre inconvénient de débit?

Le Chevalier.

Et digne d'une grande réflexion. Tout le monde achete le pain à crédit. Le riche par faste, le pauvre par indigence. Or calculez le temps perdu à tenir registre des tailles, le retard de la rentrée des fonds, les pertes et les déchets. Calculez les disparitions des pauvres et les interminables tableaux des créanciers de la succession d'un grand seigneur, et plaignez les boulangers. Un homme de bien plein de zele et dénué de toute expérience a publié ces jours passés une brochure, la seule que le hazard m' ait fait rencontrer sur une cheminée. J'y ai jetté un coup d'oeil, elle était destinée par l'auteur à avertir les honnêtes gens qu'on devait se révolter.

Le Marquis.

Quoi, il excitait les honnêtes gens à la révolte?

Le Chevalier.

Il ne disait pas cela, car il ne savait ce qu'il disait, ni ce qu'il voulait dire; mais il voulait nous prouver par un très-joli calcul appuyé même des essais qu'il en avait faits, qu'on pouvait donner le pain à un tiers de moins de ce qu'on le vend. La conséquence directe de son livre devait être qu'il faut lapider les boulangers. Mais par une figure de réthorique qu'on appelle réticence, cette conséquence n'y était pas prononcée. Au reste son calcul était charmant. Il n'avait omis qu'un seul petit article.

Le Marquis.

Lequel?

Le Chevalier.

Il avait oublié net tous les frais, les dommages, les déchets des cas fortuits. Il calculait très-bien, par exemple, la dépense de l'entretien ordinaire d'un âne au moulin; il oubliait que cet âne était sujet à la mort tout aussi bien qu'un homme de lettres, à ce que dit Salomon. similis est interitus hominis et jumentorum. il calculait le loyer ou la construction d'un magazin, d'un moulin, d'un four, il oubliait les réparations; il oubliait les fraudes de toutes especes, les faillites, les procès, etc.

Le Président.

Et comment a-t-il pu oublier cela?

Le Chevalier.

Parce que dans le court espace de temps employé au petit nombre d'expériences et d'essais qu'il a faits, il ne lui est arrivé aucun cas fortuit et qu'il a cru qu'il n'en existait pas.

Le Président.

Mais comment aurait-il pu les calculer?

Le Chevalier.

Les cas fortuits sont des hazards pour un particulier et paraissent alors aussi difficiles à prévoir qu'à calculer; mais prenez-les en masse, réunissez tous les cas fortuits qui arrivent dans une année à toute une classe d'hommes, ou à toute une nation; alors le hazard est une quantité constante, réglée, périodique, toujours égale ou dans l'année, ou du moins dans un court espace d'années. Ces hazards influent sur le prix des choses et en font partie; sans cela tous les négocians seraient ruinés, non pas tous dans la même année, mais à leur tour et selon que la chance du malheur leur arriverait. Les hommes sont parvenus à évaluer la quantité de ce dommage, comme ils ont évalué le prix de toutes les choses. Ils y sont parvenus par une approximation, à force de temps, d'habitude, d'expériences douloureuses et surtout par cette force d'équilibre moral qui consiste à s'entrepousser et à se renvoyer les pertes de l'un à l'autre tant qu'on a de force et d'haleine. C'est pour ainsi-dire la nature et l'instinct qui savent résoudre ces problêmes d'immense complication contre lesquels tout calculateur échouerait. Cette nature à la longue a dit que la masse des hazards sur le bled et sur le pain constituait à-peu-près le tiers en sus des dépenses ordinaires, et voyez comme le moniteur des hommes de bien avait rencontré juste, sans s'en appercevoir. Il avait trouvé que le pain, ces mois derniers, ne coutait de dépense ordinaire que deux sols trois liards la livre et il avait raison; ajoutez le surplus des hazards et vous trouverez le prix du marché. On le vend quatre sols.

Le Président.

Vous faites donc entrer les cas fortuits dans l'évaluation du prix d'une denrée?

Le Chevalier.

Sans doute.

Le Président.

Et même les vices des hommes, à ce qu'il me parait, car vous parlez de fraude, de vols, de procès.

Le Chevalier.

Vous m' humiliez en me faisant convenir de cela.

Le Président.

Comment vous humilier! Ce n'est pas surement mon intention.

Le Chevalier.

C'est cependant ce que vous faites. Il faut dire les choses comme elles sont. Si l'auteur de la brochure dont nous venons de parler, et ceux de semblables écrits sont tombés dans l'erreur, la cause en est belle et ne doit point les faire rougir. Un enthousiasme vif et innocent d'amour pour les hommes, une fois entré dans leur coeur honnête et vertueux, a enfanté dans leur tête un monde idéal. Tout est peint en couleurs riantes dans ce tableau du monde qu'ils ont dans l'imagination; ils s'y voyent et ils croyent y voir la nature entiere. Les vices, les passions injustes en ont disparu, parce qu'elles ne se trouvent pas dans le petit cercle de leur société. Les rouliers, les menuisiers, les boulangers sont pour eux une classe de héros.

Le Marquis.

Pour cette fois le héroïsme aurait été se loger bien bas.

Le Chevalier.

Il ne pourrait avoir de meilleur logement, s'il était aussi commun et aussi répandu qu'ils le croyent. Voyez à qui l'auteur adresse la parole. Aux honnêtes gens qui veulent le bien. Il serait bien honteux du petit nombre de ses auditeurs, s'il les voyait seuls rassemblés autour de sa chaire. Rendons donc justice à la vérité et à ces écrivains; c'est leur coeur et non leur expérience qui a tracé les idées de leur imagination. Vous m' humiliriez trop, si vous me soupçonniez d'avoir le coeur moins bon et l'ame moins honnête qu'eux, et cela parce que vous m' auriez forcé de convenir que l'idée que j'ai des hommes est très-différente de la leur.

Le Marquis.

Que dites-vous là? Vous nous faites tort et vous vous en faites aussi. Vous ne leur cédez pas en sentimens et vous les surpassez en connaissance des hommes. Si vous voulez même que je vous le dise (car je suis franc), avec toute leur vertu, la bonté de leur ame et la pureté de leurs intentions, des gens comme cela me paraissent très-pernicieux et très-condamnables. Dans une matiere aussi délicate faire des fautes de calcul, se tromper sur la connaissance des hommes et avec cela écrire, bavarder, semer des propos, exciter des desirs injustes, cela peut tirer à conséquence, cela est fort mal à eux. Mais d'où peut venir la rage de parler de choses qu'ils n'entendent point, et pourquoi se mêler de celles où ils n'ont rien à faire? Que veulent-ils?

Le Chevalier.

Le bien des hommes, soyez-en sûr. Aucun d'eux ne parle de l'administration par cupidité ni par un vil intérêt; la plûpart même renoncerait généreusement aux charges qu'on voudrait leur offrir. Leur zèle est pur, leur enthousiasme est innocent, leurs erreurs sont involontaires.

Le Président.

Mais permettez que je vous interroge à mon tour. Trouvez-vous la raison d'un enthousiasme si noble et si déplacé?

Le Chevalier.

Ne la connoissez-vous pas? Dans la bonté du gouvernement même. Comme dans la belle saison vous voyez éclore dans les champs bien cultivés, au souffle du zéphire, à la tiédeur d'un air pur et serein mille fleurs printannieres qui sans être semées ni attendues émaillent pourtant les près de toute part par leur brillante couleur. De même sous un gouvernement doux et tranquille, dont le souffle pour ainsi-dire féconde, fertilise et échauffe tous les esprits, les hommes abandonnent les disputes épineuses et acariatres qui servaient de prétexte à la persécution et à l'intrigue, et tournent leur imagination vers leur bonheur commun. Chacun en parle comme il sait et s'aide comme il peut. Le gouvernement indulgent, laisse tout dire, et pardonne en faveur de l'intention. Cette bigarure étrange et diversifiée de plantes de toute espece, parait devoir faire tort aux épis; il ne faut pas le craindre. Elles se fannent à l'instant, passent vite et rien n'en reste. Le spectacle éphémere de leurs fleurs fait la pompe et l'orgueil du printemps et des plus beaux jours d'une monarchie. C'est assez, il ne faut compter sur aucun produit de leur moisson. Elles ont réjoui la vue, parfumé l'air, annoncé l'été et passé. Mais ce discours nous a écarté de notre sujet; j'ai encore quelque considération à faire sur le bled.

Le Marquis.

Ah, ma foi, j'ai oublié où nous en sommes. Le président en aura peut-être tenu le compte mieux que moi.

Le Président.

Ce que nous allons entendre sera la neuvieme réflexion.

Le Chevalier.

Elle n'est pas la moins importante de toutes, et elle est la plus occulte. On n'y a fait aucune attention. C'est la quantité de façons différentes et le nombre de mains considérables par lesquelles le bled doit passer avant que d'être au point convenable pour la nourriture de l'homme. Vous entendrez cela plus promptement par la comparaison avec quelqu'autre denrée. Le vin tel qu'il sort de la main du vigneron est déja en état d'être bu. Ainsi le vigneron de Bourgogne, lorsqu'il a fait sa vendange et que le vin a passé par tous les états qu'il doit subir, toujours chez lui, toujours avec ses bras et ceux de ses gens de peine, est en état de le donner au consommateur. Vous lui écrivez en droiture, il est producteur, marchand, expéditionnaire, débitant en détail tout à la fois. Tous les profits tombent dans ses mains; mains cheres et précieuses à l'état, puisque ce sont celles d'un producteur de richesses. Si vous payez donc le vin plus cher, vous pouvez être sûr que vous bénéficiez la culture des vignes de tout autant que vous payez d'augmentation de prix. Si la mauvaise récolte fait renchérir le prix des vins, ce surplus de prix va soulager la perte du seul perdant qui est le vigneron. Mais le bled! Le bled, tel qu'il sort des greniers du fermier n'est pas bon à manger. Il faut qu'il passe dans les mains d'un marchand ou d'un roulier. De-là il faut qu'il aille au moulin et s'expose aux risques et aux frais d'autres exportations. De-là il faut qu'on sépare le son de la farine. De-là au boulanger. De-là au débitant qui enfin le donne au consommateur. Quelle foule de mains intermédiaires! Toutes doivent gagner et toutes peuvent abuser et profiter d'une allarme de cherté. Si, lorsque le pain est cher, cette augmentation de prix allait toute au profit du cultivateur, on aurait du moins cette consolation que la cherté des denrées les aurait enrichis. Mais l'augmentation du prix des bleds n'est jamais en proportion du prix du pain, parce que toutes ces inévitables mains intermédiaires en ont absorbé une partie.

Le Président.

Vous avez bien raison de regarder cette considération comme occulte. Ni les promoteurs du systéme de l'exportation, ni aucun autre, peut-être ne s'y sont arrêtés. Les premiers ont toujours soutenu que le commerce libre des bleds, en augmentant leur valeur tournerait tout au profit de l'agriculteur. Ils ont traité le peuple d'insensé de ce qu'il ne voulait pas convenir de cette vérité.

Le Chevalier.

Mais le peuple n'a pas besoin de raisonner, il lui suffit de sentir et d'éprouver. Voyons la gazette du commerce; trouve-t-on que dans aucun marché les bleds ayent doublé de prix cette année?

Le Président.

Non assurément. Il est augmenté d'un tiers tout au plus; sur cela on a supposé de grands abus, puisqu'on a vu doubler le prix du pain sans que celui du bled eût augmenté du double. On fait à présent des recherches pour remonter à la source de ces abus.

Le Chevalier.

Le premier horloger du coin de la rue l'indiquera; il vous dira que dans une machine d'une seule roue la force du ressort répond absolument à celle du poids, et que par conséquent dans le commerce des vins, des huiles, etc. L'enrichissement du cultivateur est proportionnel à ce que le consommateur a payé de plus; mais dans une machine à plusieurs roues, l'effet du poids n'est plus en proportion de l'activité du ressort; les retards, les frottemens augmentent encore la variété que la loi générale des résistances en raison réciproque des vitesses doit produire; il vous dira par conséquent que, lorsque le pain vaut quatre sols au lieu de deux, le cultivateur n'a profité de l'augmentation du prix de son bled que d'un tiers ou d'une moitié du prix ordinaire; le surplus est resté en chemin, et je ne saurais vous dire précisément où, parce que la recherche des causes des frottemens échappe à la mécanique la plus oculée. Mais je vous dis la raison pour laquelle de toutes les classes des cultivateurs celles des terres à bled sont toujours les plus misérables. N'allez pas la chercher dans la défense de l'exportation, ni d'autres rêves creux des spéculateurs enthousiastes et inexperts. Cherchez-là dans la nature de la chose. Toute production soit du sol ou de l'art qui doit par sa nature ou qu'on force par législation à passer par plusieurs mains avant que de parvenir au consommateur, doit laisser dans l'indigence le premier producteur. Si vous ne m' en croyez pas, parlez à tous les metteurs-en-oeuvres, à tous les apprentifs et garçons artisans de Paris, et ils vous diront quel tort fait à leur aisance la loi des maîtrises, loi instituée exprès pour ajouter une main intermédiaire, inutile, onéreuse entre le producteur et le consommateur.

Le Président.

Vous attribuez donc à cela la principale cause de la pauvreté des cultivateurs des terres à bled?

Le Chevalier.

Et j'en suis sûr. Trouvez moyen que le même fermier puisse être meunier et boulanger et vendre au lieu de bled, le pain aux portes de sa grange, et vous le verrez s'enrichir. Cela est si vrai que le peuple grand calculateur par instinct tâche tant qu'il peut d'éviter quelques unes des mains intermédiaires, et que ne pouvant pas éviter la mouture, il s'est épargné au moins la boulangerie; il fait le pain chez lui et il y trouve du profit.

Le Président.

Il est bien singulier que les écrivains modernes ayent au contraire tant recommandé que personne ne fît du pain chez soi, et qu'il y eût dans les villages, même les plus petits, de grandes boulangeries.

Le Chevalier.

Laissons une bonne fois ces écrivains en paix. Je vous ai dit qu'ils voyent dans la race des boulangers et des meuniers une classe de héros cachés, heureux de l'avoir dénichée. Laissons les avec ce peuple de héros. Le peuple non héros sait ce qu'il fait, et pourquoi; il sait combien on gagne de vitesse et de force à diminuer d'une roue une machine. J'ajouterai encore que la culture du bled de Turquie a pris faveur dans les pays méridionaux; parce qu'on y épargne la mouture et la boulangerie. On se contente de le broyer et ensuite de le cuire dans l'eau et d'en faire la polenta; par cette épargne seule à la vérité très-considérable, nous devons à cette plante américaine la diminution des famines, et l'on observe constament que dans les pays où le bled de Turquie est fort en usage, l'agriculteur est considérablement plus riche qu'ailleurs. Dans la Lombardie sous quatre gouvernemens différens, l'agriculteur est à son aise. En Sicile, en Sardaigne, dans la Pouille et dans la campagne de Rome il est pauvre, et cette différence ne tire assurément pas son origine de la faute du gouvernement, échappatoir ordinaire des mauvais raisonneurs en fait de politique. Je conclus de tout ceci que ceux qui ont cru que l'augmentation du prix du pain devait se supporter avec gaieté en vue du progrès de l'agriculture se sont bien trompés, et que pour encourager la culture, il faut s'y prendre de toute autre façon et aller par un chemin bien différent de celui qu'ils ont pris. Avec leur pain cher ils affameront le peuple, nuiront aux manufactures, feront enrichir des classes d'hommes non productrices, et le bled restera presque à son ancien prix et le fermier dans son ancienne indigence.

Le Marquis.

Et comment fallait-il s'y prendre pour encourager et faire fleurir l'agriculture?

Le Chevalier.

Oh vous voulez savoir trop de choses à la fois. Poursuivons...

Le Marquis.

Vous voulez continuer et moi je vous arrête. J'ai sur le coeur ce pari que vous m' avez injustement gagné, et je vous demande ma revanche. Je veux parier.

Le Chevalier.

Sur quoi?

Le Marquis.

écoutez bien. Je parie pour cette fois tout de bon, que vous êtes contre l'exportation; que vous convenez avec moi qu'il faut rétracter l'édit et revenir à notre ancien état, comme je vous l'avais dit, lorsque vous m' avez attrappé avec une comparaison plaisante, mais qui n'avait rien de commun avec notre discours.

Le Chevalier.

Pariez-vous gros?

Le Marquis.

Tout ce qu'il vous plaira. Un seul scrupule m' arrête, c'est que je parie à coup sûr, je le lis dans vos yeux.

Le Chevalier.

Et monsieur le président parie-t-il aussi?

Le Président.

J'en serais bien tenté.

Le Chevalier.

Sur quel fondement?

Le Président.

Le voici. Vous nous avez prouvé qu'il ne fallait laisser exporter de la France d'autre bled que le vrai superflu d'années communes; vous nous avez prouvé ensuite qu'il était fort douteux que ce superflu existât, que personne ne l'avait su ni n'avait pu le savoir jusqu'à présent; et vous avez fini par conclure qu'il serait à desirer qu'il n'y en eût point, puisque l'objet de tout bon gouvernement doit être l'augmentation d'une population qui consommât toute la récolte des denrées et non pas l'augmentation de leur sortie pour l'étranger. Après avoir fixé l'objet, vous nous avez laissé dans l'incertitude sur le choix des moyens; mais vous nous avez fait considérer. Primo, que la pesanteur et le volume du bled augmentant les frais des transports, en diminue le profit dans le commerce. Secondo, que sa difficulté à se conserver dans les transports augmente encore plus les pertes et les risques. Tertio, que le même embarras subsiste à le garder dans les magasins, ce qui oblige souvent le commerçant ou à souffrir des déchets, ou à vendre précipitamment et manquer les opportunités du haut prix. Quarto, qu'il rencontre toujours la saison la plus contraire, pendant laquelle forcément on doit le commercer sans pouvoir attendre la bonne. Quinto, qu'il n'est ni le trésor, ni la richesse d'aucun pays en particulier; que venant par-tout, pouvant manquer par-tout, son commerce toujours vague, incertain, casuel, momentané, ne se fixe pas dans les canaux réguliers d'une recherche et d'un débit continu et constant, ensorte que ce commerce différent du calme des autres, a plus l'air d'un pillage que d'un honnête trafic. Sexto, qu'abandonné par la plûpart des négocians, soit faute de moyens ou de courage, il est réduit de soi même à un monopole, si on le veut faire en gros avec l'étranger; qu'au contraire, lorsqu'il est fait en petit dans l'intérieur, il fourmille d'astuces, de fraudes, de petites friponneries. Son détail minutieux absorbant le gain honnête, oblige à l'illicite. Septimo, que les achats des bleds dans l'état actuel sont impraticables, et qu'en général il est presque impossible de les exécuter sans exciter des plaintes et troubler des provinces entieres, n'y ayant pas de moyens humains pour concilier ce secret des commissions extraordinaires qu'il faut garder avec les vendeurs, et la nécessité de ne pas laisser manquer ou renchérir la fourniture ordinaire d'un marché qu'on vient surprendre pour ainsi-dire à la dépourvue. Octavo, que si l'achat est pénible, le débit intérieur est encore plus incommode, long, détaillé à l'infini et sujet extrêmement aux pertes et aux déchets. Que tant de mains intermédiaires nuisent à la véritable utilité du commerce qui ne doit viser qu'à enrichir et à encourager la classe productrice. Que la quantité des hazards croissant en proportion de toutes les mains différentes par lesquelles ce commerce doit passer, parvient à faire monter le prix un tiers au moins en sus des frais ordinaires. Enfin que la multiplicité des façons qu'exige le bled pour se convertir en pain empéchant le cultivateur de vendre au consommateur en droite ligne et de la main à la main, ne lui laisse tirer qu'un faible avantage de la cherté. Ensorte que pour derniere conclusion, il faut dire que si le pain est le premier objet en ligne des besoins de l'homme, il est le dernier en ligne de profit dans le commerce. S'il est le plus cher à l'administration, il est le plus ingrat, le plus souvent perfide et ruineux aux commerçans, celui dont il ne faut jamais manquer, et celui sur lequel chaque état doit compter le moins de pouvoir s'enrichir, en le vendant à ses voisins. L'état actuel de toutes les nations purement agricoles que vous nous avez peint en est une preuve frappante. D'après une chaîne aussi suivie de réflexions que vous venez de nous faire et dont la plupart, (je l'avoue franchement) ont été neuves pour moi, quelle autre conséquence pourriez-vous tirer que celle qu'il faut abandonner tout-à-fait le systême de l'exportation adopté par les économistes?

Le Chevalier.

Mais pariez-vous?

Le Président.

Je ne suis pas assez courageux pour cela.

Le Chevalier.

Et vous faites bien, car vous auriez perdu. Marquis, je suis fâché de vous le dire; mais au vrai pour mon dernier mot, je suis pour la liberté de l'exportation.

Le Marquis.

Contre, vous voulez dire?

Le Chevalier.

Je suis pour et non contre.

Le Marquis.

Vous badinez à votre ordinaire. Cela n'est pas possible.

Le Chevalier.

Cela est pourtant comme je vous le dis.

Le Marquis.

Mais par quelles raisons?

Le Chevalier.

Avant que de vous les dire, je veux vous conter une petite histoire.

Le Marquis.

Vous en avez quelquefois de bonnes, voyons celle-ci.

Le Chevalier.

Il y avait il y a quelques années à Rome un jeune abbé que j'ai beaucoup connu; il était d'une famille assez riche et sa mere voulait absolument en faire un prélat. On lui acheta donc une prélature, et aussi-tôt qu'il en eut pris l'habit, on lui fit donner une charge de magistrature dans un des tribunaux de Rome qu'on appelle le buon governo. C'est à-peu-prés comme le châtelet de Paris. Le jour qu'il allait prendre possession de sa charge, le hazard fit qu'on devait juger une cause devenue célebre par des circonstances assez extraordinaires. (il s'agissait de la validité d'un testament.) toute la ville en parlait, on attendait avec impatience le jugement de ce tribunal. Il n'est composé que de douze prélats. Dans les affaires graves chaque juge met son avis par écrit et le lit; et c'est assez l'usage à Rome de laisser transpirer l'avis de chacun des juges, on n'en fait pas un mystère comme dans d'autres pays. Or il faut savoir que mon homme était bête.

Le Marquis.

Qui, ce jeune prélat?

Le Chevalier.

Oui ce jeune prélat, quoique déja prélat était encore une bête, et par conséquent il ne voulait pas le paraître. Il sentit bien qu'à son premier début il fallait briller, que tout le monde parlerait de sonvoto et qu'il fallait se faire une réputation de perspicacité et de savoir dans cette heureuse circonstance. Ainsi sans trop hésiter, car il n'allait pas par quatre chemins, il se fit faire un avis par un célebre avocat, en lui recommandant très-fort qu'on lui donnât du bon à quelque prix que ce fût. Il le demandait bien garni de citations, de passages latins et des meilleurs. L'avocat honnête homme, fit de son mieux. Justinien, Gratien, la Glose, Accurse et Cujas, tout y fut mis à contribution, et il faut convenir que l'avis qu'il lui donna par écrit était magnifique. On y démontrait clair comme le jour qu'il fallait casser le testament. L'avocat apporte le matin même du jour fatal du jugement cet écrit à monsignore, qui le reçoit avec transport, remercie, récompense, parcourt deux où trois fois son avis pour pouvoir le lire couramment, le déclame un peu dans sa chambre, le plie, l'empoche, fait atteler sa voiture et s'en va au palais, la tête haute. Il sentait qu'il avait en sa possession de quoi prétendre à l'immortalité. Mais on ne s'avise jamais de tout, et l'on ne peut fuir sa destinée. Son malheur voulut que ce jour, il n'était pas le premier à opiner. Deux prélats opinaient avant lui, et tous les deux (voyez quel désastre) opinerent pour la validité du testament. à ce coup inattendu mon homme fut au désespoir. Il lui vint dans la tête que tous les autres juges opineraient pour la validité, et qu'il resterait seul de son avis. Quelle honte, quelle dérision! Dans toute la ville il sera dit qu'il est resté seul. Cette idée le faisait rougir, pâlir, trembler. Il pestait, il jurait en lui-même. Maudit avocat! Perfide avocat! Il m' a trompé, friponné, je l'ai pourtant bien payé. Le coquin! Il me fait rester seul. Il sentit alors l'inconvénient qu'il y avait à n'avoir qu'un avis. Il se disait, ah que j'ai été étourdi, que m' en aurait-il couté de commander à la fois les deux avis contraires pour m' en servir dans l'occurence? Un peu d'argent de plus, eh qu'importe? Lorsqu'il s'agit de se faire honneur, il faut savoir le répandre sans épargne. Mais tous ses regrets inutiles retombaient sur son coeur affligé, il n'était plus tems de rien, il fallait se résoudre, l'heure fatale de sa lecture approchait. Cependant que faire? Quel parti prendre? Que devenir? Il pouvait bien dire en deux mots qu'il était de l'avis des prélats qui l'avaient précédé; mais son avis, ce bel avis, cet avis si cher, que serait-il devenu? Tout le monde aurait dit qu'il n'avait pas étudié la cause, qu'il n'avait point d'avis, et tout le monde en aurait menti, puisqu'il l'avait dans sa poche. Enfin le désespoir lui donne du courage, et il prend bravement son parti, il tire son papier, il le lit à haute et intelligible voix, avec grace, avec dignité et sans y rien changer. Seulement lorsqu'il arrive aux mots solemnels de la conclusion au lieu de dire, j'opine pour la cassation, il dit j'opine pour la validité du testament. Le cardinal président du tribunal qui ne se doutait de rien, croit que c'est une équivoque et reprend à l'instant, monsignor, vous vous trompez, vous voulez dire pour la cassation. Pardonnez-moi, votre excellence, replique modestement mon prélat, je suis pour la validité. Mais comment donc, répond le cardinal, vous venez de prouver le contraire. Cela ne fait rien, éminence, je suis pour la validité. Je suis du même avis que ces messieurs qui ont opiné, répéte absolument mon homme. Tout le monde se regarde, on s'étonne, on n'ose presque pas en croire oreilles. Tous l'interrogent tour à tour. Pourquoi, comment, par quelle raison? Il répond perséveramment à tous qu'il est pour la validité. Enfin à quelques mots à peine articulés qu'il laissait échapper entre ses dents sur ce qu'il ne voulait pas rester seul de son avis ni qu'on dit cela dans toute la ville; son voisin qui les entendit devina l'énigme et découvrit l'incroyable persuasion qu'il avait fourré dans sa tête qu'en opinions comme en habits il fallait être mis comme tout le monde.

Le Marquis.

Ah, chevalier, je vous y prends. Vous savez que vous êtiez véhémentement soupçonné de composer vous même vos histoires sur le champ; pour cette fois j'en suis convaincu. Votre histoire est venue trop à propos. En vérité aussi-tôt que vous avez prononcé les mots, je suis pour l'exportation, j'ai dit en moi même, qu'est-ce que cela? Surement le chevalier voit qu'il serait le seul homme d'esprit, le seul homme de bonne compagnie qui fût à présent contre l'exportation; il est tout honteux de rester seul; il prend le parti de suivre le torrent de crainte d'être anathématisé.

Le Chevalier.

Vous ne me croyez donc pas plus d'esprit que n'en avait ce prélat? Eh bien je vous assure que l'histoire est vraie et que je l'ai contée exprès pour prévenir vos soupçons. Je n'aurai jamais peur de rester seul de mon avis contre la nature entiere. Si, après m' être défié longtemps de ma raison, j'avais la conviction de ma pensée, je ne craindrais pas non plus de la dire, même au risque d'être assourdi par les cris qui s'éleveraient contre moi. Mais la raison qui me fait être en faveur de la liberté de l'exportation n'est pas surement l'avantage du coup d'oeil qui résulte de l'uniformité, ni le plaisir d'être compté parmi les gens d'esprit, admis dans la bonne compagnie par le seul titre d'exportiste; j'ai d'autres raisons qui m' y engagent. Le Président, au chevalier. si monsieur le marquis a voulu un moment s'égayer et plaisanter, ne doutez pas qu'il n'ait vu tout aussi bien que moi que, si vous nous avez fait sur la nature des bleds une quantité de réflexions que personne n'avoit encore daigné méditer ni approfondir, il n'est pas impossible que vous soyez favorable à l'exportation par d'autres raisons qui auront été ou négligées ou trop légérement indiquées par ceux même qui l'ont défendue. De sorte que je ne serais pas étonné de vous voir combattre l'exportation par les raisons qu'on avait employées pour la recommander et la défendre ensuite par les contraires. Ce serait un phénomène bien singulier, mais je m' y attends. Le Marquis, au président. monsieur le président a la bonté de me prêter des intentions que je n'ai point. Je dis et je soutiens persévéramment que le chevalier ne s'est déclaré en faveur de l'exportation, que pour être comme tout le monde ou pour nous faire enrager. Laissons le dire et vous verrez si j'ai raison. Voyons pourquoi vous vous décidez en faveur de l'exportation?

Le Chevalier.

Primo, parce que si la quantité du produit des bleds en France est incertaine, il peut y exister un vrai superflu qu'il est nécessaire ou d'exporter ou de laisser pourir. Secundo, parce que, si le véritable objet du gouvernement est la population, et qu'elle se trouve en France au-dessous du possible, ce vuide ne se remplacera que dans plusieurs générations. En attendant cette heureuse époque, il faut prendre le parti le plus convenable au moment. La législation doit toujours regarder l'état actuel, jamais le futur, puisqu'on est toujours à temps de varier la loi, quand le changement arrive. Tertio, parce que si la véritable richesse d'un état doit être attendue du progrès des manufactures, il y a moyen de concilier une exportation modérée et réglée, avec le bas prix de la main d'oeuvre. Quarto, parce que, si le bled par son poids, sa délicatesse, sa corruptibilité, son trafic en hiver se refuse et répugne pour ainsi dire au commerce, il est pourtant sûr qu'un commerce de bled existe, qu'il fait le principal objet de presque tous les pays pauvres et agricoles, et que quant à la France il pourrait être un article de profit qu'il ne convient pas de négliger, quoiqu'on n'en doive pas attendre tout le bien qu'on en a vanté. Quinto, parce que, si le commerce en gros avec l'étranger tombe de soi-même en monopole, et si le commerce en petit intérieur échappe à la spéculation des honnêtes commerçans, si les achats sont difficiles et criards, si le débit est long, pénible, plein de hazards et de déchets, il est vrai aussi que l'art corrige la nature presqu'en tout, et qu'avec le tems et les soins, il parvient quelquefois à la vaincre et à la dompter tout-à-fait. Sexto, parce que si le profit du commerce et de la valeur du bled reste presqu'en entier absorbé par des mains moins cheres au gouvernement que celles de l'agriculteur, il est pourtant plus convenable que ces profits aillent dans des mains intermédiaires, que de n'aller à personne, si on laisse pourir le bled dans les greniers. Septimo, enfin parce que la propriété et la liberté sont des droits sacrés à l'homme; ils sont les premiers des droits, ils sont en nous, ils constituent notre essence politique comme le corps et l'âme constituent notre physique; excepté les liens qui nous attachent à la société, rien ne doit les troubler. L'intérêt et le dommage d'un tiers appartienent à la justice; l'intérêt et le dommage général appartienent à la politique. Mais lorsque ces deux grandes, puissantes et exigeantes divinités sont appaisées, et que rien ne les blesse plus, rien ne les regarde; l'homme alors entre dans ses droits, il redevient propriétaire et libre, et je ne connais plus d'autre puissance légitime sur la terre qui puisse l'en dépouiller. Ni le caprice d'un despote d'un côté, ni les spéculations d'un métaphysicien de l'autre, ni les cris insensés de la multitude, ni les allarmes mal fondées d'un gouvernement injuste par faiblesse et arbitraire par timidité, n'ont de droits légitimes ni d'excuses valables pour se mêler de nos affaires.

Le Marquis.

Vous voyez si j'avais raison; le chevalier est d'accord avec tout le monde. J'entends tout le monde bel-esprit. Il dit la même chose que ces messieurs, il parle comme eux, il en est venu enfin aux grands mots, propriété et liberté; c'est la base fondamentale, c'est là qu'on doit en venir à la fin.

Le Président.

Pardonnez-moi, monsieur le marquis; le chevalier est bien loin d'être d'accord avec les auteurs que vous avez lus. Voyez-vous les exceptions qu'il a ajoutées aux droits de propriété et de liberté? L'intérêt d'un tiers et l'intérêt général? Ces exceptions ne sont pas si petites qu'elles vous le paraissent, elles peuvent le mener fort loin. Quant aux raisons qui lui font adopter l'exportation, je ne le trouve non plus d'accord avec personne. Il annonce que l'exportation ne produira pas ces effets merveilleux qu'on en attendait, mais de bien moindres. Il soutient que le profit en ira dans d'autres mains que dans celles de l'agriculteur; et enfin il veut que l'art s'occuppe à corriger tout ce que la nature oppose au commerce des bleds, et tout le mal que recevraient les manufactures d'une liberté d'exportation illimitée et non réfléchie. Rien de tout cela n'a été dit, que je sache. On a persévérement cru qu'on n'avait qu'à faire un édit pour que le commerce, l'exportation, la circulation allassent d'eux-mêmes, sans embarras, sans mauvaises suites; on a même cru qu'il ne fallait aucun art, aucune règle, aucune précaution, et on a constamment soutenu que l'agriculture devait faire le fond de la richesse nationale, et que l'exportation devait faire la base de l'agriculture.

Le Marquis.

J'ai donc tort, je me soumets. Mais à propos, chevalier, que devint le procès de notre prélat?

Le Chevalier.

Son malheur fut complet. Tous ceux qui opinerent après lui furent de l'avis de son avis, et ne furent pas de son avis. Le testamment fut cassé.

Le Marquis.

Ah, j'en suis bien aise pour l'honneur de l'avocat. à présent si je voulais être méchant, je ferais d'après votre histoire une prophétie qui vous regarderait, mais je n'en ferai rien. Je veux être bon homme et me taire. Je veux vous croire sincérement persuadé de l'utilité d'une liberté d'exportation telle quelle. Vous conviendrez cependant que vous ne pouvez être grandement engoué de cette exportation, puisque vous ne préférez pas le commerce des denrées à celui des manufactures, et que même dans le commerce des bleds vous soutenez que la plus grande partie des profits n'ira pas dans les mains de l'agriculteur.

Le Chevalier.

Je vous l'ai déja dit, votre impatience est la cause de tous les désastres qui m' arrivent. Vous ne me laissez jamais le temps de finir, et vous vous jettez à l'instant dans des soupçons sans fondement. Si lorsque nous étions à la neuvieme réflexion sur la nature du commerce des bleds, vous m' eussiez permis de continuer, je vous en aurais présenté deux autres.

Le Marquis.

Quoi, il y en avait davantage? Mais, mon dieu, cela n'aurait donc jamais fini?

Le Chevalier.

Sans doute, il y en avoit deux tellement importantes qu'elles seules auraient suffi pour vous faire chérir l'exportation. Je vous ai dit que soit qu'on regarde le commerce des bleds par mer ou par terre, il fallait s'attendre à voir que la plus grande partie du profit qu'il donne n'irait pas dans les mains de l'agriculteur, mais s'arrêterait dans les mains intermédiaires de ceux qui le trafiquent. Mais s'il est vrai en général que la classe d'hommes la plus chere à l'état est la classe productrice, cette regle qu'on a prise pour générale n'est pas sans exception. On a trop peu réfléchi sur ces exceptions, et voilà comment il arrive que je me rencontre dans le même résultat avec les prôneurs de l'exportation. Ils ont fait deux erreurs de calcul et non pas une. S'ils n'en avoient commis qu'une seule, nous ne serions pas d'accord; mais les deux se combattant ensemble et s'entredétruisant, le résultat est resté le même. Ils ont dit que l'exportation enrichirait les fermiers, et que par consequent il fallait l'établir, premiere erreur. En prouvant le contraire j'aurais pu tirer la conséquence contraire. Mais ils ont dit ensuite que toujours et sans exception la classe productrice était celle qui méritait les soins principaux de l'administration, seconde erreur. Je vous ferais en deux mots convenir que, quoiqu'en général leur maxime soit vraie, il y a des classes non productives qui par des circonstances peuvent devenir également cheres et utiles, et même qu'il y a des cas où les motifs soit d'une politique intérieure ou d'une politique extérieure les rendent plus importantes à ménager. C'est à leur égard que j'applaudis à l'encouragement de l'exportation.

Le Marquis.

Mais si votre résultat est le même que celui des écrivains, il importe peu par quel chemin vous vous soyez rencontrés; l'un par l'allée royale, l'autre par un chemin raboteux, pourvû qu'on se trouve, qu'importe par où l'on ait passé. Je conviens que vous aurez la gloire d'avoir mieux vu les choses, d'avoir plus finement raisonné, cela sera bon pour vous; mais pour le bien de la chose, cela revient au même.

Le Chevalier.

Pardonnez-moi, ce n'est point ma gloire, ce n'est point un jeu, un effort d'esprit qui m' occupe. Je vous l'ai dit et je ne cesserai jamais de le répéter, une vérité hors de sa place qu'on rencontre par hasard n'est bonne à rien, elle est au contraire aussi nuisible que l'erreur. Mon discours va vous en donner une preuve. Commençons par le commerce par mer. Cette excessive lourdeur, ce grand espace qu'occupe le bled dont je vous ai parlé au commencement de mon discours, quel effet produira-t-il? Il fera absorber par les nolis la plus grande partie du profit. Mais ces nolis à qui vont-ils? à la classe des matelots. Pour transporter quinze cent mille francs en pierreries, étoffes, porcelaines des indes, il vous suffit d'un seul vaisseau; mais pour transporter la même valeur en bled, vous n'avez pas assez de quarante bons bâtimens. Donc si vous voulez avoir une marine bonne, nombreuse, florissante, qui aille beaucoup, qui gagne et s'occupe, le bled vaut infiniment mieux que toute autre marchandise. La marinerie n'est pas une classe productive des richesses, je l'avoue; mais vous êtes trop bon français, trop bon patriote pour m' obliger à employer un torrent de paroles à vous faire ressouvenir en quelles circonstances on est, combien il est important de l'encourager, jusqu'à quel point les vues d'une politique extérieure le recommandent, pourquoi il faut s'en occuper.

Le Marquis.

Vous m' avez fermé la bouche en deux mots. Vous avez raison.

Le Président.

J'éprouve un effet contraire. Je ne puis m' empêcher de vous interrompre et de vous rendre justice sur ce que vous avez dit précédemment de la différence qu'il y a entre trouver une vérité suivant toujours les principes exacts d'une bonne logique, et la rencontrer par le bonheur du hazard. Vous êtes favorable à l'exportation, bien d'autres le sont; mais vous venez de nous faire appercevoir que la loi de fixer le commerce et le transport maritime des bleds exclusivement aux bâtimens nationaux est essentielle au bien de la chose. Que dis-je essentielle, elle est tout selon vous, et le seul vrai bien que l'on doive attendre de l'exportation. Or personne ne s'en était douté. Il est vrai qu'elle se trouve dans l'édit; mais il faut avouer qu'on la doit toute entiere à la sagesse du gouvernement, et nullement aux lumieres des écrivains. Jamais ils ne l'ont ni proposée, ni insinuée, ni ils n'ont parlé pour elle. On la regarde même à cette heure comme une oeuvre de surérogation qu'on s'est proposé d'ajouter à la liberté. Personne n'en sent l'importance essentielle, on se contente d'en remercier le gouvernement comme d'un bienfait de plus.

Le Marquis.

Qu'appellez-vous remercier? On le boude, on lui fait la moue, on est fâché. J'ai vu, entendu une infinité d'exportistes qui, lorsque cette restriction des seuls bâtimens nationaux parut, murmuraient tout bas, secouaient la tête, et répétaient toujours la liberté n'est pas entiere; il faudra voir, peut-être avec le temps nos écrits, nos lumieres, nos lanternes répareront tout cela, la liberté sera immense, illimitée, délicieuse. S'ils ne criaient pas tout haut, c'était par un effet de la joie de tout ce qu'ils avaient obtenu; ils disaient qu'il fallait céder un moment, accorder quelque chose aux anciens préjugés; mais qu'on en reviendrait à la fin, et que lorsque tous les bâtimens de toutes les nations viendraient charger nos bleds, alors nous serions au comble du bonheur.

Le Président.

Est-il possible qu'ils aient été jusques-là?

Le Chevalier.

Oui, monsieur le président, n'en doutez pas, j'en suis témoin aussi. Non seulement je n'en ai rencontré aucun qui rendît la justice due à la sagesse de cet essentiel réglement, mais j'ai vu qu'ils hésitaient, ils gobemouchaient encore par des ah, ah... mais oui... il faut voir... peut-être, enfin... tant les principes de la matiere qu'ils avaient si savamment traitée leur étaient inconnus. Je levais les mains au ciel et je disais: pater, ignosce illis quia nesciunt quid dicunt . Dieu leur pardonnera, car ils ne savent ce qu'ils disent. Au reste écrivez en lettres capitales sur la porte du commerce des bleds, le profit est à celui qui le transporte. Tout est absorbé par les risques et les peines de l'achat, du transport, du débit dans ce commerce, et voyez combien cette vérité est grande, importante et sûre. La Pologne, la Turquie, la Barbarie, la Sicile ont de tout temps vendu des bleds à l'étranger, mais parce qu'ils en ont laissé faire le transport aux bâtimens des autres nations, jamais ils n'ont pu former une marine; le pays est resté pauvre, misérable, et ce qui est plus remarquable, mais qui ne m' étonne point, toujours le bled y est resté à un très bas prix, le pays sans argent, sans circulation, le cultivateur dans l'indigence. Et puisque nous y sommes, je vous dirai enfin la véritable raison des avantages que l'Angleterre a retirés de l'exportation libre, et même récompensée. L'Angleterre est le seul pays qui jusqu'à l'époque de l'édit de 64, ait permis le commerce des bleds, avec la restriction des seuls bâtimens nationaux, car je regarde comme restriction que le bénéfice n'ait été accordé qu'aux seuls bâtimens anglais. L'effet n'a pas été l'encouragement direct et immédiat de la culture, comme les ignorans le croient, mais l'encouragement de la marine. Cette marine devenue florissante a donné le branle et le mouvement à tout. Les manufactures ont prospéré, de là l'agriculture s'est étendue et améliorée. L'agriculture étant la base de tout, reçoit toutes les impressions, ainsi il ne faut pas s'inquiéter pour elle. Augmentez, enrichissez, faites prospérer toutes les autres choses et soyez tranquile. Lorsque l'agriculteur trouvera beaucoup de consommateurs, et des consommateurs riches, il est impossible qu'il ne vende bien ses denrées. Voulez-vous voir encore plus clairement la vérité de cela, voyez la Hollande, la république de Gênes, et d'autres villes commerçantes; elles n'ont point de bled de leur produit, mais parce qu'elles en font le transport de nation à nation, elles ont une belle marine, un peuple heureux, riche, et même toute la culture dont leur sol est susceptible, poussée au dernier point de l'art et de l'industrie. De sorte qu'il est très-vrai que le commerce du bled de Morée ou de Sicile fait fleurir sur les montagnes de la riviere de Gênes les oliviers, les orangers, les meuriers. Le commerce des bleds de Pologne fait fleurir les tulipes en Hollande, pendant que ce même bled ne fait rien fleurir ni sur les bords de la Wistule, ni sur les plaines de Sparte et d'Agrigente. Après ce que je viens de vous dire sur l'Angleterre, j'espere que vous me tiendrez quitte du discours que je vous en avois promis.

Le Marquis.

Je ne dis plus mot, et si vous aviez parlé plutôt, mon importunité aurait cessé à l'instant. Pourquoi ne nous avez-vous pas dit cette raison auparavant?

Le Chevalier.

Ah! Vous êtes injuste; trouvez-vous que j'eusse pu la dire plutôt? Vous avais-je conduit par la suite du raisonnement au point qu'il fallait pour la dire et pour vous en convaincre plutôt? N'aurais-je pas embrouillé vos idées, et gâté tout?

Le Président.

Vous avez bien raison.

Le Chevalier.

à présent qu'il en est temps, je veux que vous fassiez attention que, lorsque la liberté de l'exportation a été établie en Angleterre, l'Angleterre avait une marine bien inférieure à l'actuelle. La marine est le tout pour cette nation d'insulaires. Il falloit tout sacrifier, tout subordonner à cet objet capital. Le bled, comme je viens de vous le dire, est par son volume ce qui occupe le plus de bâtimens, et en outre l'Angleterre n'a point d'autre produit du sol à exporter, ni vins, ni huiles, ni fruits d'aucune espéce. Ainsi deffendre la sortie des bleds et anéantir sa marine étoit alors la même chose pour elle. Son état actuel est bien différent. Cette marine est faite, elle est immense, elle enveloppe la terre et couvre la mer de ses vaisseaux. Il y aura moins de risque et de mal à présent à changer en partie leur systême des bleds; et s'ils s'avisent de retrancher le prix d'encouragement, ils ne seront pas ruinés pour cela. Je crois au contraire qu'ils y gagneront.

Le Marquis.

C'est leur affaire. Moi je ne me mêle pas des anglais. Si je vous les ai cités, c'est parce que je les trouvais prônés, vantés à tout bout de champ par les écrivains que j'avais lus. Au reste je vous les abandonne et de très-bon coeur, car au fond je ne m' en soucie pas beaucoup. Ce sont de braves gens, fermes, courageux. Je les estime, je ne dis pas le contraire; mais ils sont trop tristes pour moi. Avec leur spléen ils me donnent des vapeurs.

Le Président.

Le marquis vous abandonne les anglais, je les retiens encore un moment. Je ne vois pas assez clairement pourquoi un commerce de denrées était nécessaire aux anglais pour fonder et pour encourager leur marine. Est-ce que les manufactures seules n'auraient pas suffi par leur transport à produire cet effet?

Le Chevalier.

Je me souviens d'avoir dit cela au marquis, mais vous n'étiez pas encore des nôtres; ainsi il faudra que je me répete. Les grands commerces portent en croupe les petits. Je vais vous expliquer cela. Pour résister aux tempêtes et faire une heureuse navigation, un gros bâtiment vaut mieux qu'un petit. Il faut donc le remplir, ce grand bâtiment, si on ne veut pas perdre l'avantage de la capacité qu'il a. Les effets précieux, les produits des manufactures occupent très-peu de place. De quoi remplir le reste? Alors les denrées, les marchandises d'un grand volume et de peu de valeur viennent à propos pour faire la charge du bâtiment. Cette charge est pour ainsi dire une espece de leste. Il n'est pas nécessaire qu'elle donne un grand profit, il suffit qu'elle puisse payer le nolis, et le transport des ouvrages manufacturés est alors pour rien. Par exemple, voyez la cargaison d'un vaisseau de registre qui vient de l'Amérique à Cadix. Vous commencez par y voir une quantité prodigieuse de cuirs en poil. Croyez-vous qu'il y ait un énorme profit et qui vaille la peine d'un transport d'un monde à l'autre dans ces cuirs? Non assurement. Mais voyez le reste de la cargaison, vous trouverez que le vaisseau porte deux cent mille piastres pour le compte du commerce. Ces piastres n'occupaient que cinq ou six caisses dans la poupe. Les cuirs remplissaient le reste du navire. Pour peu que les cuirs donnent du profit, c'est autant de gagné, car le véritable objet de l'expédition, c'étaient les piastres. Mais, direz-vous, pourquoi se servir d'un si gros bâtiment? C'est qu'on n'expose deux cent mille piastres que sur un bâtiment qui ait au moins cent hommes d'équipage, qui puisse se battre et résister contre un écumeur de mer, qui enfin par le nombre de l'équipage, par sa force et à mille autres égards puisse braver les risques des élémens et des hommes. Ce que j'ai dit des matieres précieuses, vous le direz de même des manufactures. Un horloger anglais, un marchand en ouvrage d'acier ne peut pas charger un vaisseau de montres et de chaînes de montres. Mais il trouve un bâtiment qui va chargé de bled à Lisbonne. Le capitaine est son ami, il lui glisse dans la poupe une caisse de ces manufactures. Cette caisse vaudra peut-être plus que toute sa charge de bled; mais elle tient très-peu de place, le transport ainsi n'en coute rien; il se fait avec sureté, car le bâtiment est fort et bien équipé, et ce n'est pas tout. Ces manufactures peuvent entrer en contrebande; ce vaisseau étant chargé de bled, dans la déclaration que le capitaine en fait, on cache souvent et on esquive tant qu'on peut celle des pacotilles. Si la charge principale n'existait pas, il faudrait les déclarer aux douannes; car enfin pourquoi viendrait ce bâtiment, s'il ne déclarait rien? Est-ce pour se promener? La facilité de verser la contrebande doit aujourd'hui entrer pour beaucoup dans les considérations sur les finances et sur le commerce des nations, car toutes les nations sont d'accord à présent qu'il faut encourager ses manufactures et décourager les manufactures étrangeres, et toutes à-peu-près s'y sont prises de la même façon, par de grands impôts ou par des défenses absolues contre tout ce qui est étranger, parce que, comme disent vos écrivains, tout le monde commence aujourd'hui à s'éclairer.

Le Président.

Vous dites cela d'un certain air ironique et moqueur qui me fait croire que ce n'est pas votre avis. Est-ce que vous ne trouvez pas cette théorie bonne? Ne croyez vous pas ces impôts et ces défenses utiles?

Le Chevalier.

Il serait trop long peut-être de vous dire pourquoi je ris, et cela n'aurait rien de commun avec le discours que nous faisons; en deux mots je vous dirai que le moyen en général d'encourager ces manufactures ne me parait pas être celui de défendre toutes celles qui sont étrangeres, comme tous les raisonneurs le proposent. Cette défense ne me paraît bonne qu'à laisser une nation dans un état de rudesse et de grossiereté, sans goût ni pour les siennes ni pour les étrangeres. Mais quoiqu'il en soit de mon idée, dont nous causerons une autre fois, vous devez avoir apperçu clairement que la sortie d'une denrée d'un aussi grand volume que le bled doit occuper et mettre en activité la marine d'un état, et qu'une marine agissante favorisera ensuite les transports, le débit, les recherches et la mode de toutes les manufactures. Au milieu de tant de désagrémens et de désavantages qu'a le commerce des bleds, ceci est le seul avantage considérable qu'il ait; il y en a un autre qui n'est pas à beaucoup près aussi considérable, mais qui l'est pourtant et que je ne veux pas négliger de vous dire.

Le Président.

Lequel?

Le Chevalier.

Si le transport des bleds par mer occupe (comme nous avons déja dit) la classe très-importante pour l'état, des matelots; le transport par terre et toute la main d'oeuvre qu'il exige pour le conserver ou le consommer, occupent une autre classe d'hommes qu'il importe de ne pas oublier, d'autant plus qu'il y a à tout moment du risque à la négliger.

Le Président.

Je n'entends pas de quelle classe vous voulez parler?

Le Chevalier.

J'entends de cette classe d'hommes la derniere de toute et tellement la derniere qu'elle fait presque la nuance, entre l'homme et la bête de charge. Je parle de cette classe d'hommes, rebut des villes et des campagnes qui ont substitué leurs épaules à leur tête, et qui n'ont que la force des muscles pour tout talent et pour tout métier. Ces hommes (ceux de notre espece qui boivent le plus et raisonnent le moins) occupent et inondent les ports, les quais, les halles et offrent l'emploi de leurs forces pour le gain le plus mesquin. Souvent usurpateurs des droits sacrés du fouet, ils deviennent charetiers et rouliers; et comme l'usurpation conduit naturellement à la cruauté de la tyrannie, ils battent impitoyablement ces malheureuses bêtes, d'autant plus malheureuses qu'elles ne peuvent pas parler et leur dire comme disait le jeune Corradin à Charles d'anjou, lorsqu'il le fit décapiter, an ne nescis quod par in parem non habet imperium, tu ne sais pas qu'un égal n'a pas de droit sur ses égaux. Or le commerce des bleds fournit beaucoup d'emploi et procure de quoi vivre à ces hommes, soit dans les transports, soit pour le chargement ou le déchargement, soit enfin pour le remuer dans les magasins. Il importe beaucoup de les tenir occupés et contens; car ne vous y trompez pas, ils sont les seuls auteurs de toutes les émeutes, ils ont leur gosier pour arme offensive, et leur stupidité pour arme défensive; et avec ces armes qui ne feraient aucune peur à un tyran, ils sont très-à craindre pour un bon prince; ils peuvent blesser et ternir la gloire du plus vertueux gouvernement.

Le Marquis.

Quoi! Vous croyez qu'une vile canaille de faquins comme çà ferait peur à un souverain?

Le Chevalier.

S'ils font peur? Ils font bien pis, ils font pitié. Une armée d'ennemis belliqueux ne fait pas peur à un souverain courageux et aimé de ses sujets; il y a ou gloire ou profit à les combattre. Mais contre une troupe ou pour mieux dire, un troupeau de ces malheureux, il n'y a ni gloire ni profit. Que voulez-vous leur faire? Les vaincre? Ils sont poltrons. Les tuer? Ils sont innocens. Les persuader? Ils sont stupides. Les laisser faire? Ils sont forcénés. Il faut les employer, les faire gagner, les laisser dispersés; et de ces mêmes gosiers toujours arrosés, toujours altérés les faire boire et crier, vive le roi.

Le Marquis.

Et vous croyez qu'en occupant ces gens-là...

Le Chevalier.

Oui, soyez-en sûr. Si les forts des halles sont contents, il n'arrivera aucune tache ni aucun désastre à l'administration. Soyez persuadé de cette théorie que je vais vous dire. Les grands conspirent et se révoltent; les bourgeois se plaignent et restent dans le célibat. Les paysans et les artisans se désesperent et s'en vont; les portefaix s'ameutent. Cela ne change jamais, et jamais une de ces classes ne prend les usages et l'instinct de l'autre, excepté le cas de persécution en fait de religion dans lequel seul toutes les classes sont disposées à se révolter, les grands et les puissans plus promptement, parce qu'ils sont toujours les plus persuadés; les bourgeois et la populace plus difficilement, parce qu'ils ont toujours une moindre dose de religion. Mais ceci n'appartient point à notre discours. Pour y revenir, ce que je vous dis est si vrai que la raison pour laquelle dans les disettes et même dans les grandes famines les tumultes sont très-rares, comme on en a fait l'expérience derniérement en Italie, n'est autre que l'emploi, l'occupation et le profit que cette populace trouve dans ces circonstances par le commerce forcé et les provisions pressées qu'il faut faire; ils gagnent, ils sont tranquilles; et quoique le bourgeois souffre beaucoup, vous verrez plutôt des hommes tomber d'inanition que d'entendre pousser un seul cri dans une ville.

Le Marquis.

Ainsi donc, chevalier, sans nous étendre davantage sur ce propos, vous êtes tout de bon en faveur de l'exportation?

Le Chevalier.

Oui vraiment?

Le Marquis.

Il faudra vous croire, puisque vous le dites persévéremment et sérieusement; mais êtes-vous en faveur de l'édit de 64? En êtes-vous content? L'approuvez-vous d'un bout jusqu'à l'autre?

Le Chevalier.

Il est trop tard pour répondre à cette question; il faut que je m' en aille, et dans trois ou quatre jours je vous satisferai pleinement là-dessus.

Le Marquis.

Quoi vous ne nous restez pas? Ma femme se fâchera, je vous en avertis.

Le Chevalier.

Je réparerai mes torts une autre fois.

Le Marquis.

Monsieur le président, nous faites vous l'honneur de souper avec nous?

Le Président.

J'aurai cet honneur-là.

Le Marquis.

Passons donc dans l'autre appartement. Adieu, chevalier.







Huitieme Dialogue



Le chevalier zanobi et le président de ensuite le marquis de roquemaure.

le 14 décembre, chez m Le Marquis.



Le Président.

Le marquis n'est pas encore rentré, il a dîné en ville, il ne tardera pas à venir, à ce que ses gens m' ont dit. Vous lui avez promis un discours sur notre nouvelle législation qui lui tient bien à coeur. Il faut l'attendre pour le commencer.

Le Chevalier.

Rien n'est si juste et rien ne me coute moins. Je parle beaucoup, mais je n'ai jamais aucune impatience de parler. Les discours font si peu d'effet que, si vous en exceptez l'avantage d'une digestion facile, je ne sais pas trop s'ils en procurent d'autres.

Le Président.

Je crois qu'ils en produiraient beaucoup, s'il n'y avait que les sages qui parlassent.

Le Chevalier.

Hé mon dieu, il n'y aurait qu'eux qui digéreraient. Cela serait injuste, puisque tout le monde a droit de manger.

Le Président.

Vous voulez vous égayer à votre ordinaire; mais votre gayeté même est une grande philosophie, elle jette un calme dans la méditation, elle éteint l'enthousiasme le grand ennemi de la raison. Elle fait appercevoir tous les objets sous la couleur et dans leur grandeur naturelles. L'illusion de l'optique disparait; j'ai senti cet effet en moi depuis que j'ai eu le plaisir de vous écouter, et j'ai éprouvé que c'est bien moins les choses que vous nous avez dites, que la maniere de les envisager qui me rendait philosophe; et depuis que j'ai pris cette maniere de vous, tous les jours je m' apperçois davantage que cette science d'administration, cette science qu'on appelle économie politique, en réunissant deux mots qui dans leur acception naturelle et selon les définitions d'Aristote sont contraires; cette science, dis-je, est bien plus compliquée et bien plus difficile qu'on ne pense.

Le Chevalier.

Assurément.

Le Président.

Comme il n'y a rien au monde qui ne soit mêlé d'avantages et de désavantages, et que tout se tient, je vois que tous les problêmes deviennent difficiles à résoudre, il faut prendre garde à tout. On ne saurait frapper un coup nulle part que le contre-coup n'en retentisse en tout sens à la ronde.

Le Chevalier.

Rien n'est si vrai. Tous les problêmes d'économie politique se réduisent à faire du bien aux hommes; mais il n'y a aucun bien qui ne soit allié à quelque mal qui souvent l'affaiblit, quelquefois le balance. Ajoutez à cette premiere difficulté que vous n'avez aucune quantité fixe et constante pour servir à l'équation du problême. L'homme! L'homme lui-même est une quantité indéterminable. Il est (si j'ose me servir de l'expression) une matiere ductile par la filiere de l'habitude. Il prend tous les plis, toutes les formes qu'on veut, sans se détruire; on donne par l'habitude à ses forces, à sa nature, à son être primitif une extension qui paraissait impossible d'abord; et ce qui est plus singulier, aussi-tôt qu'il s'y est fait, il trouve que cela lui est tout naturel, que cela a existé de tout temps et ne pouvait être autrement, que c'est son état physique. Il est tout à son aise dans cet état où par une suite de siecles on l'a mis, et l'ouvrage d'une longue succession de philosophes est oublié. Il ignore le bienfaiteur et le bienfait, comme il ignore et le méchant et le mal qu'il lui a causé et qu'il croit bonnement être de sa nature.

Le Président.

Je vois que cette ingratitude d'un côté et cette ductilité de l'homme (pour me servir de votre expression) qui doit le plier et le déranger à tout instant du bon état est bien capable de décourager les sages qui voudraient le rendre heureux.

Le Chevalier.

Aussi le sont-ils très-souvent. Mais la corvée du sage est de faire du bien aux hommes, et il faut qu'il accomplisse sa destinée. Pour revenir à notre discours, lorsque dans un problême il y a plusieurs inconnues, l'équation devient indéterminée, ou elle appartient à la classe de ces problêmes qu'on appelle de maximis et minimis , et tels en effet sont tous les problêmes politiques. Il s'agit de trouver le plus grand bien possible avec le moindre mal possible. C'est une approximation. Rien en politique ne peut se pousser à l'extrême. Il y a un point, une borne jusqu'à laquelle le bien est plus grand que le mal; si vous la passez, le mal l'emporte sur le bien.

Le Président.

Et comment trouver ce point?

Le Chevalier.

Le sage seul le calcule. Le peuple le sent par instinct. L'homme en charge l'apperçoit avec le temps. L'écrivain moderne ne s'en doute jamais.

Le Président.

Par cette charmante gradation j'entends très-bien ce que vous voulez dire. Comme les sages sont extrêmement rares, je vois que vous faites plus de cas des sensations du peuple, et de la pratique des gens en charge que des opinions des auteurs.

Le Chevalier.

Si vous m' avez compris, gardez moi le secret. Mais pourquoi faites-vous si peu de cas de tous ces écrits économiques?

Le Chevalier.

Parce qu'ils sont l'ouvrage de gens de bien?

Le Président.

Comment cela? Ce que vous dites me paraît étrange.

Le Chevalier.

La vertu, le désir de faire du bien est une passion en nous comme toutes les autres. Elle est rare à rencontrer; mais lorsqu'elle se rencontre, elle est trop violente. Elle est même plus violente qu'aucune autre; car pendant que l'aiguillon du bien nous anime, aucune bride de remords ne nous arrête. Cette violence et cette fougue produisent l'enthousiasme. On se persuade sans discussion de ce qu'on désire, et on persuade les autres par la chaleur du discours, et parce qu'on est homme vertueux. On ne dit pas de bonnes raisons, mais on a la franchise de la vérité, le courage de la vertu, le feu de sa propre persuasion, et on entraîne les autres qui ne voyent aucun motif de méfiance. Croyez-moi; ne craignez pas les frippons ni les méchans, tôt ou tard ils se démasquent. Craignez l'honnête homme trompé; il est de bonne foi avec lui-même, il veut le bien et tout le monde s'y fie; mais malheureusement il se trompe sur les moyens de le procurer aux hommes.

Le Président.

Selon ce que vous dites, il parait que vous laisseriez gouverner les hommes plutôt par les méchans que par les gens de bien.

Le Chevalier.

Je ne dis pas cela. Mais je veux vous faire connaître combien il est difficile de rencontrer le grand homme. Le grand homme doit réunir des qualités opposées, extrêmes, presque impossibles à accoupler, il doit avoir le desir ardent du bien qu'a l'homme vertueux, réuni au calme et pour ainsi-dire à l'indifférence qu'en ont les méchans. Il doit vouloir ardemment, et cependant discuter tranquillement, attendre patiemment. Cela est presque miraculeux. La nature fait souvent une perfection; mais deux ensemble, c'est son ouvrage le plus rare.

Le Président.

Je suis à présent d'accord avec vous. Je passe en revue dans ma tête le nombre prodigieux des personnes qui ont voulu faire le bien et le très petit nombre de celles qui l'ont sçu faire. Mais, monsieur le chevalier, permettez-moi de vous dire encore que l'enthousiasme d'un homme vertueux ne me parait pas si pernicieux. J'avoue que quelquefois il peut se tromper; mais premierement l'instinct naturel pour ainsi-dire pousse tous les hommes au vrai; et lorsque l'esprit n'est pas troublé par les vices et les passions du coeur, la vérité des choses qui nous concernent, qui sont l'objet de la science économique, n'est pas une vérité arbitraire et sublime. Elle est à notre portée, et on peut l'atteindre, quoique je convienne avec vous, comme je disais tout-à-l'heure, qu'elle est plus difficile, plus compliquée et nullement évidente de cette fameuse évidence qu'on a voulu rencontrer par-tout, et qui ne s'est trouvée nulle part.

Le Chevalier.

C'est qu'elle se cachait à cause de ses dettes. L'évidence est une friponne qui doit à tout le monde; elle a promis, donné des billets à toutes les sciences et n'a payé jamais que les seuls géometres qui n'en sont pas restés moins gueux. Mais laissons la plaisanterie. Vous croyez que, quand l'enthousiasme n'a pas embrassé le parti de l'erreur, il n'est pas dangereux.

Le Président.

C'est ce qui me parait. Je le croirais même utile; car les hommes sont paresseux, timides, esclaves de l'habitude; il faut les échauffer et les faire courir vite au bien qu'on apperçoit, sans les laisser refroidir.

Le Chevalier.

Jeune et vertueux comme vous êtes, vous ne m' étonnez pas en parlant ainsi. L'âge et l'expérience vous feront changer d'avis. Dans le gouvernement d'un état tout se réduit à deux articles, l'objet qu'on se propose et le moyen d'y parvenir. C'est absolument la même science que celle du pilotage et de la conduite d'un vaisseau; l'objet est la route, les moyens sont la manoeuvre qu'il faut faire. Vous convenez que dans le choix de l'objet l'enthousiasme est dangereux.

Le Président.

Oui j'en conviens; on s'expose à se tromper. Mais si de hazard ou parce qu'une vérité est bien évidente, on la rencontre; alors...

Le Chevalier.

Alors l'enthousiasme est encore pire que jamais.

Le Président.

Comment cela?

Le Chevalier.

Parce que toute la science de la conduite des hommes, toute la science de l'administration, aussi bien que toute la science de la manoeuvre d'un vaisseau se réduit à ce seul et unique principe très-simple et très-court, (...) rien tout-à-coup. Pour faire bonne route il faudra virer de bord. C'est bien, mais si vous tournez trop court, l'eau entre par les sabords, le vaisseau est englouti des ondes et tout est dit. Vous manquez l'objet, le moyen, vous manquez tout, vous périssez. Il ne suffit pas de savoir à quel but on veut mener les choses, il faut savoir les y conduire; et cette conduite est difficile, puisqu'il s'agit d'éviter toujours les mouvemens trop rapides, trop précipités, doucir par des voies courbes l'excessive vitesse de la ligne droite; et comme la ligne droite est la plus courte, il vous faut allonger le chemin et perdre du temps. Or rien n'est si contraire à l'enthousiasme qui veut tout faire et tout faire à l'instant, qui ne sait jamais attendre, qui brûle et se dévore d'impatience. Ainsi soyez persuadé qu'enthousiasme et administration sont deux mots contradictoires, et que même en allant au port de cette fameuse évidence, en supposant qu'on l'ait apperçu, il ne faut jamais tellement prêter le flanc au vent et à la vague que le vaisseau fasse calotte. C'est-là le principal, on arrivera quand on pourra, mais il faut arriver.

Le Président.

Cela est vrai; mais en perdant du temps et prenant tant de précautions souvent excessives, on ne fait pas le bien; les circonstances changent, des événemens imprévus arrivent, et on reste avec le regret d'avoir manqué l'occasion.

Le Chevalier.

Je ne vous ai pas dit qu'il fallait manoeuvrer en calme comme au milieu des tempêtes. Tout peut être poussé à l'excès, et tout excès est vicieux; mais du plus ou moins le principe fondamental n'en est pas moins vrai: rien tout-à-coup. évitez les grands chocs, adoucissez les mouvemens, tournez au large, si vous ne voulez pas verser.

Le Président.

Cela est vrai dans des circonstances, mais en général il me paraît qu'il faut laisser agir la nature.

Le Chevalier.

La nature! Ne vous y fiez pas.

Le Président.

Comment, que je me méfie de la nature?

Le Chevalier.

Et pourquoi non? Serait-il possible que vous ne vous fussiez pas encore apperçu qu'elle ne prend pas garde à nous, et que c'est à nous à prendre garde à elle?

Le Président.

Parlez-vous sérieusement?

Le Chevalier.

Sans doute; la nature est quelque chose d'immense, d'indéfini, elle est le digne ouvrage de son créateur. Et nous, qui sommes nous? Des insectes, des atômes, des riens. Comparons-nous. Sans doute la nature revient fidelement toujours aux loix que son auteur lui a données pour durer un temps indéfini. Sans doute elle remet toutes les choses en équilibre; mais nous n'avons que faire d'attendre ce retour et cet équilibre. Nous sommes trop petits; le temps, l'espace, le mouvement devant elle ne sont rien; mais nous ne pouvons pas attendre. Ne faisons donc point alliance avec la nature, elle serait trop disproportionnée. Notre métier ici bas est de la combattre. Regardez au tour de vous. Voyez les champs cultivés, les plantes étrangeres introduites dans nos climats, les vaisseaux, les voitures, les animaux apprivoisés, les maisons, les rues, les ports, les digues, les chaussées. Voilà les retranchemens dans lesquels nous combattons; tous les agrémens de la vie et presque notre existence même est le prix de la victoire. Avec notre petit art et l'esprit que Dieu nous a donné, nous livrons bataille à la nature et nous parvenons souvent à la vaincre et à la maitriser en employant ses forces contre elle. Combat singulier et qui par là rend l'homme l'image de son créateur.

Le Président.

Monsieur, ce que vous venez de me dire me fera rêver beaucoup. En attendant je ne saurais vous cacher que je m' étois fait un tout autre systême. Je croyais que la nature laissée en liberté amenait tout à l'équilibre qui est l'état naturel des choses et le plus convenable à l'homme; qu'il y avait un ordre nécessaire et enchaîné qui se présenterait de lui-même, et qui serait aisé à retrouver, si les hommes ne lui avaient pas fait toujours violence et ne l'avaient barré par mille inventions. Qu'ainsi par ces trois points fondamentaux seuls, nature, liberté, équilibre, on pouvait espérer de parvenir au bonheur.

Le Chevalier.

Rien n'est si vrai; rien n'est si faux. Que la nature en liberté tende à l'équilibre, c'est une vérité lumineuse dans la tête d'un métaphisicien, (parce que l'homme, lorsqu'il médite, peut devenir presque aussi grand et aussi vaste que la nature entiere); c'est une vérité, parce qu'on voit les causes et les effets; mais on ne tient pas compte de la durée des époques du retour, on balance les inégalités par des compensations, et on prend des termes moyens qui n'existent jamais ailleurs que dans la méditation. Mais ce que vous dites est très-faux sous la main d'un praticien, parce que l'homme, lorsqu'il agit, devient aussi petit, aussi faible qu'un animal de cinq pieds doit être, parce qu'il sent alors le frêle de sa structure, le court espace de sa vie, l'instantanéité de ses besoins, le raboteux des plus petites inégalités, et qu'il ne peut rien compenser, rien rabbattre sans souffrir ou sans mourir. Je veux appliquer ces principes à la théorie des bleds; rien n'est si vrai que les prix des bleds laissés en liberté se mettent en équilibre. Rien n'est si vrai que le commerce rendu libre répandra du bled par tout où il y aura de l'argent et des consommateurs; rien n'est si vrai en théorie, parce que tous les hommes courent après le gain, ce qui était à démontrer. Mais prenez garde en pratique qu'il faut un temps physique à la poste des lettres pour envoyer la nouvelle du défaut de bled d'une ville à un pays qui en a. Il faut un autre espace de temps pour que le bled arrive; et si cet espace de temps est de quinze jours, et que vous n'ayez des provisions que pour une semaine, la ville reste huit jours sans pain, et cet insecte appellé homme n'en a que trop de huit jours de jeûne pour mourir, ce qui n'était pas à faire. Ainsi le théorême va bien, le problême va fort mal. Concluons donc de ne pas laisser à la nature le soin de nos petites guenilles? Elle est trop grande dame pour cela. Laissons-lui le soin des grands mouvemens, des grandes révolutions des empires, des longues époques, comme elle a celui du mouvement des astres et des élémens. La politique n'est autre chose que la science de prévenir ou de parer les mouvemens instantanés qui se font par des causes extraordinaires, et elle ne va pas plus loin; car pour les grandes révolutions, elles sont tout-à-fait l'ouvrage de la nature; les forces de l'homme n'y peuvent rien; et bien loin qu'il en soit l'auteur, il en est alors le premier instrument et l'outil.

Le Président.

Ainsi, je vois que vous rapportez les grands mots, ordre, nature, liberté, équilibre, aux grandes choses?

Le Chevalier.

Je suis pourtant enchanté de les trouver dans toutes les bouches, et de les entendre si souvent répéter. Savez-vous ce que cela signifie?

Le Président.

Quoi?

Le Chevalier.

Il indique que la mer est calme, et que le vent est bon. Jamais les matelots ne parlent de laisser aller les voiles au gré des vents que lorsqu'ils voient une grande tranquillité. Le bonheur général de l'Europe, le bonheur particulier de la France a fait naître le principe de laisser agir la nature, idée qui ne pouvait venir dans la tête de nos ancêtres, eux qui ne s'occupaient qu'à ferler les voiles et à serrer le vent de près.

Le Président.

Mais vous conviendrez que l'étât actuel heureux de l'Europe a été en grande partie produit par les lumieres que les écrivains ont répandues, même parmi les peuples?

Le Chevalier.

Ou les idées formées dans les têtes des écrivains, la liberté de les répandre, la facilité qu'ils ont rencontrées à persuader, les applaudissemens reçus, l'encouragement d'en penser et d'en publier d'autres sont l'effet du calme, de la prospérité, du bonheur actuel de l'Europe. C'est ou l'un ou l'autre, vous choisirez.

Le Président.

Je resterai longtemps à me décider. Mais du moins croyez-vous que nous fassions des progrès, quelle qu'en soit la cause.

Le Chevalier.

Je le crois.

Le Président.

Et espérez-vous qu'avec le temps nous puissions parvenir à voir la perception des impôts simplifiée, la charge proportionnelle au revenu, le tarif rendu uniforme, et reculé aux frontieres, la variété gênante des provinces d'état, d'élections étrangeres, réputées étrangeres, abolie; les loix rendues claires et générales, l'absurde bigarrure des coutumes détruite, le grand nombre de charges inutiles supprimé, et mille autres améliorations qui restent encore à faire.

Le Chevalier.

Si... mais voici le marquis qui arrive.

Le Marquis.

Ah messieurs, y a-t-il longtemps que vous êtes ici?

Le Chevalier.

Pas mal.

Le Président.

Le chevalier a sçu m' en faire trouver la durée bien courte.

Le Chevalier.

Vous avez fait le plus interminable dîner dont on ait jamais entendu parler.

Le Marquis.

Homme charnel! Homme volupteux! Vous croyez-donc que j'ai été jusqu'à cette heure à table?

Le Chevalier.

Et où pouviez-vous être mieux?

Le Marquis.

J'ai été chez des libraires, chez des imprimeurs.

Le Chevalier.

J'en suis édifié.

Le Marquis.

Et en voici la preuve. Qu'est-ce que c'est que ce rouleau de papiers imprimés que vous avez dans la main?

Le Marquis.

Voyez, lisez. Le Chevalier lit . édit concernant la liberté de la sortie et de l'entrée des grains. Compiegne, 64... lettres-patentes qui fixent les droits de sortie... arrêt du conseil qui ordonne qu'à l'avenir il ne sera plus perçu à l'entrée des bleds venant de l'étranger etc. Extrait des registres etc. Arrêt du parlement... arrêt...

Le Marquis.

J'ai voulu tout avoir.

Le Chevalier.

Combien avez-vous payé cela?

Le Marquis.

Vous en avez là pour quarante-quatre sols.

Le Chevalier.

Quarante-quatre sols, ce n'est pas cher.

Le Marquis.

Cependant j'ai peur qu'après que vous nous en aurez parlé, je n'eusse de la peine à en trouver le même prix. Ah ça, chevalier, mon cher chevalier, allons au fait, sans préambule, sans préface, sans tergiverser, sans vous jetter en digression; dites-nous ce que vous en pensez, mais d'un ton clair et net, succinct et laconique au possible.

Le Chevalier.

Il y avoit autrefois...

Le Marquis.

Ah perfide! Je ne veux entendre aucun conte; votre histoire fut-elle la plus belle du monde, elle me deviendrait insupportable à présent. Vous devez parler de l'édit et pas d'autre chose. Le Chevalier, en regardant Le Président. il n'y a ma foi pas moyen d'en échapper. Pourtant votre impatience, marquis, me paraît plus injuste que ne serait celle de m le président qui n'en a aucune. Vous savez à-peu-près mes idées sur l'édit de 64, et lui n'en sait rien encore.

Le Marquis.

Monsieur le président sera impatient ou non, comme il lui plaira. Vous voudriez me piquer d'émulation, mais je vous déclare que je n'y suis pas sensible. Ainsi prenez votre parti là-dessus.

Le Chevalier.

Eh bien, puisqu'il le faut, je vous dis avec toute la vérité, avec toute la candeur, la franchise, la sincérité possible, et je vous répéte ce que je vous ai déja dit, que l'édit de la liberté du commerce des grains, en regardant le moment qui l'a fait souhaiter, toutes les circonstances qui l'ont amené, la chaleur qui l'a fait éclore, l'esprit qui l'a dicté, est une des plus glorieuses choses qu'aucun souverain ait jamais faites; qu'elle mérite de faire une époque mémorable; et j'ajouterai à cela qu'elle m' a toujours paru l'aurore d'un très-beau jour.

Le Président.

Vous aviez dit cela à monsieur le marquis?

Le Chevalier.

Oui, je le lui avais dit, et je ne suis point fâché de le répéter devant vous. Je voudrais que toute la France m' entendît, je voudrais que l'écho de tous les coeurs honnêtes et vertueux le répétât mille fois, et je regarde comme un malheur si cette vérité n'est pas mise dans le plus grand jour, de façon que toute la nation en soit persuadée.

Le Marquis.

Est-ce comme cela que vous vous y prenez pour nous dire du mal de l'édit?

Le Chevalier.

Oui, je vous ai promis de dire en vérité ce que je pense dans l'intimité de mon coeur, et je vous tiens parole.

Le Marquis.

Puisque vous parlez sérieusement, expliquez-vous un peu plus clairement. Voulez-vous dire que des magistrats pleins de zèle et de vertu, souhaitant rétablir l'agriculture en France, et la faire prospérer selon les théories des économistes, ont proposé l'édit, et que le souverain y a concouru avec cette bonté et cette clémence qui lui sont si naturelles? Qu'un amour pur du bien public, sans aucun mêlange de vues intéressées a dicté la loi? J'en conviens.

Le Chevalier.

Oh marquis, je vais bien plus loin, vous ne voyez que l'écorce la plus mince. écoutez-moi donc bien et patiemment; écoutez-moi avec attention, car je crains de n'être pas assez clair.

Le Président.

Nous vous écoutons.

Le Chevalier.

Tout animal (et cette loi est générale aux hommes aussi bien qu'aux brutes de toutes les especes) tout animal qui renonce ou qui perd sa liberté, abandonne et reste au même instant déchargé du soin de sa nourriture. Tout animal qui acquiert ou qui reprend les droits de sa liberté se trouve à l'instant chargé du soin de se nourrir. Cette loi est aussi générale qu'éternelle. Elle tient à la nature intrinsèque des choses. C'est le traité que vous avez fait avec vos chevaux.

Le Marquis.

Est-ce qu'il y a un traité de fait entre moi et mes chevaux.

Le Chevalier.

Oui sans doute.

Le Marquis.

Je n'en savais rien.

Le Chevalier.

Ce traité est très-ancien. Il est fait par le premier homme qui brida et subjuga le cheval, et par le premier cheval qui se laissa dompter. Il a été ratifié d'âge en âge et vous l'avez homologué.

Le Marquis.

Et que dit-il, ce traité?

Le Chevalier.

Il est en très-peu de mots. Le cheval dit à l'homme vous me briderez, vous m' attelerez, vous me fouetterez, je vous servirai patiemment, mais vous me nourrirez. Voilà le traité. Voulez-vous l'annuller? Tirez le cheval de l'écurie, laissez-le dans les bois ou dans les champs, il ne vous demandera plus rien, il cherchera de lui-même l'herbe, et la nourriture, mais il ne vous servira plus. Vous avez ce même traité avec ce joli serin qui vous amuse par son chant et qui vous impatiente par les soins continuels qu'il vous demande: ouvrez la cage, le traité est cassé. Enfin vous avez ce traité avec tous les êtres de la nature que vous avez subjugués et auxquels vous avez ôté le libre emploi de leurs forces. La même loi est pour les hommes et pour les animaux, et il est impossible que cela soit autrement. La liberté en politique n'est autre chose que l'emploi que nous faisons de nos forces pour notre conservation. Si nous n'avons pas encore acquis des forces, comme les enfans; si nous les avons perdues, comme les esclaves, nous ne pouvons pas nous substanter de nous mêmes. C'est à d'autres à y songer. Ainsi émancipation, manumission, liberté, abandon de la charge de nourrir sont des mots synonymes ou, pour mieux dire, ce sont des mots contemporains. Parcourez à présent dans votre imagination tous les âges, toutes les nations, en pouvez-vous trouver aucune chez laquelle les maîtres ayant ôté la propriété des biens aux serfs, n'ayent été obligés de pourvoir à leur nourriture? Nos domestiques, espece de serfs volontaires, la seule qui reste heureusement dans les pays policés, ne reçoivent-ils pas la nourriture de nous, ou des gages pour se la procurer, ce qui revient au même? Les moines, autre espece de serfs sans propriété, se soumettent à une regle austere et pénible; ils ne s'en plaignent point, quelque dure et exigeante qu'elle soit; mais ils veulent trouver leur pitance au réfectoire toute prête et ne pas y songer. Enfin chez tous les peuples du monde, le soldat dont la condition, quelleque soit la forme du gouvernement qui l'entretienne, soit monarchique, soit républicain, par sa nature exige une obéissance dévouée de sa part et donne aux commandans une autorité absolue, n'a-t-il pas été de tout temps nourri au moins en temps de guerre, sans qu'il ait été obligé de se donner aucun soin? Faites lui faire les marches, les sieges, les travaux les plus pénibles, il les fera sans murmure, mais ne le faites pas manquer de vivres, si vous ne voulez pas qu'il se révolte. Et si l'on doit dire le vrai, cette loi est juste. Les êtres asservis font un raisonnement bien simple: ils disent à leur maître, vous nous avez privés entiérement de nos forces, vous pouvez tout, nous ne pouvons rien, ainsi ou faites, ou rendez-nous la liberté de faire. N'allez pas nous dire qu'un accident imprévu est survenu. Ce n'est pas à nous à examiner si cet accident pouvait ou ne pouvait pas être prévu, vous devez prévoir et parer l'imprévu, vous devez même vous attendre à l'inattendu. Le peuple soupçonne alors des fraudes, des abus. Et comment ne pas les soupçonner dans celui qui a toute la force, qui a tous les moyens? Quand on a tout ôté à l'homme, il acquiert le droit de juger par les événemens. C'est le droit de l'ignorance, et de l'obscurité. Le maître qui sait que cela va arriver, augmente ses précautions, pousse ses prévoyances à l'extrême, et se méfie de tout, parce qu'il s'attend à une méfiance générale contre lui. Tel est l'état naturel des rapports entre le maître et les serfs. Ainsi pour venir à une conclusion, ou comme les géometres diraient, à une équation générale, établissons que le soin plus ou moins grand que les souverains en tout temps, en tous pays ont eu de l'approvisionnement, a toujours été proportionnel au dégré plus ou moins grand de liberté qu'ils laissaient à leurs sujets.

Le Marquis.

Où diable nous avez-vous menés par ces détours? à quel but sommes-nous parvenus?

Le Chevalier.

Oui précisément, je vous ai fait grimper une montagne et vous êtes dédommagé de la fatigue par le point de vue étonnant qu'enfin vous découvrez. Promenez votre vue sur cet immense horison, regardez de tous les côtés. Voyez, vous verrez qu'à Constantinople, au Cair, à Maroc et partout où regne le despotisme, le soin d'entretenir l'abondance et le bas prix dans les villes est le premier et presque l'unique soin du gouvernement. il faut approvisionner Stamboul, disent le grand visir et le caïmacan. Tous les moyens sont bons. Périsse le commerce, languisse la navigation, soit détruite l'agriculture; n'importe. Voyez de l'autre côté les soins modiques, le peu d'embarras des républiques, véritablement telles, sur ce même article. Je dis les véritables républiques, car les aristocratiques sont pour l'ordinaire d'un despotisme aussi dur et aussi méfiant que le despotisme oriental. Voyez dans tous les temps la même chose. Tibere prince qui voulait être despote et qui savait les moyens de l'être, quoiqu'avare et économe par nature, n'épargna aucun argent pour avoir des bleds à Rome dans un temps de disette. Il en fit venir d'égypte à ses frais. La famine était la seule chose qu'il craignît. Il savait que l'esclave, lorsqu'il est nourri, est fait pour servir et se taire. Voyez les temps suivans et le gouvernement féodal. C'est un gouvernement tout militaire. Les grands sont les officiers et ils sont tous commençaux. Les libres sont les soldats de ces officiers qui vivent à leurs dépens; le reste est esclave. Le prince est le munitionnaire des vivres de toute sa nation. Mais qu'ai-je besoin de m' arrêter si long-temps sur une vérité si frappante entre le maître et l'esclave. Delà l'abandon total des forces dans l'un, la totalité des soins dans l'autre.

Le Marquis.

Et que concluez-vous delà?

Le Chevalier.

Je conclus que nous devons bénir le ciel et nous estimer heureux d'avoir vu de nos yeux le temps où dans un pays monarchique, la confiance entre le souverain et les sujets est parvenue à un tel point que ce souverain, gaiement, volontairement, avec satisfaction et complaisance, se décharge du soin le plus délicat, le plus ombrageux de son pouvoir sur son peuple fidele et tranquille. Les françois ont été long-temps traités comme tous les autres peuples l'étaient. Ils ont joui d'un sort plus doux pendant d'autres siécles, ils étaient les enfans d'un bon pere, mais ils étaient des enfans mineurs qu'il fallait songer à nourrir. Ils sont majeurs à présent, les voilà émancipés, ils doivent penser eux mêmes à leur nourriture, et leur industrie rendue libre doit être la source de leur fortune et de leur opulence. Et cet événement ne vous parait-il pas assez grand? Ne trouvez-vous pas que la majorité d'un peuple vaut au moins celle d'un souverain, et qu'on a tort de ne pas en éterniser la mémoire par des médailles, des statues, des arcs de triomphe?

Le Marquis.

Je conviens que vous voyez cet événement bien plus en grand que personne; mais je n'entends pas trop clairement encore tous les éloges dont vous le comblez.

Le Chevalier.

Dites-moi, marquis, lorsque du temps de Louis Xiii, on fit des amas de bled à la Rochelle, croyez-vous que ce magasinage de bled était destiné à un commerce paisible avec le Portugal?

Le Marquis.

Oh pour cela non; nous savons que ce bled était destiné à soutenir un long siége par les révoltés contre leur souverain.

Le Chevalier.

Et dites-moi, si dans ce temps-là vous eussiez eu le gouvernement de la ville de France que vous avez à présent et que vous eussiez vu un particulier dans votre ville enlever les bleds du voisinage, en faire des amas dans un magasin, qu'auriez-vous fait?

Le Marquis.

Ce que j'aurais fait? J'aurais commencé par le faire pendre, et puis je lui aurais fait son procès dans les formes.

Le Chevalier.

Et vous auriez pu vous dispenser des formes, son procès était tout fait. Dans un temps de trouble les enlevemens de bled, les magasinages sont un indice sûr d'une fermentation et d'une révolte qui va éclore. Les esprits sont bien loin d'être occupés d'un commerce doux, paisible, lucratif, et il n'y a pas moyen de le faire. Point de sureté dans les chemins, point de liberté dans les transports; les monopoles n'étaient pas toujours alors l'ouvrage de gens avides; ils étaient quelquefois celui de gens mal intentionnés, quelquefois même des puissances étrangeres, et toujours ils produisaient le même effet; plaintes, séditions, révoltes; ainsi vous voyez à combien de vues il faut rapporter ces vieilles loix de police et d'administration dont nous nous mocquons à présent, non pas que nous ayons plus d'esprit que nos peres, mais parce que les temps sont changés.

Le Président.

Monsieur, permettez-moi de vous dire, sans pourtant que je veuille disputer, ne feriez-vous pas plus d'honneur à nos ancêtres qu'ils n'en méritent? Je ne trouve nulle part qu'ils ayent donné cette raison des entraves qu'ils mettaient au commerce des bleds.

Le Chevalier.

Ah monsieur le président, remerciez Dieu que, quoique magistrat, il vous soit possible d'ignorer jusqu'aux élémens de la science de la méfiance. L'alphabet de cette malheureuse science est d'avoir toujours des soupçons et de ne jamais dire ni même laisser entrevoir qu'on en ait. Il faut colorer jusqu'à ses soupçons, dire de mauvaises raisons, lorsqu'on en aurait de bonnes à pouvoir dire, mais qu'il faut taire pour ne pas découvrir sa honte et sa faiblesse.

Le Président.

Mais convenez au moins qu'ils poussaient trop loin les précautions. Pourriez-vous justifier toutes les défenses qu'ils ont faites?

Le Chevalier.

Je ne les justifie point, je les excuse, parce que lorsqu'on a chargé quelqu'un de s'assurer, il n'y a pas de précaution de trop pour lui; et je vous défie vous même de me dire, si vous avez lié jamais dans votre vie quelque chose que ce soit, avec de la ficelle ou du fil, sans donner un tour de trop ou sans faire un noeud de plus. Il est dans notre instinct, dans le petit comme dans le grand, de dépasser toujours la mesure naturelle, suivant l'impulsion de notre intention.

Le Marquis.

Chevalier, pendant votre digression avec le président, j'ai rêvé sur ce que vous veniez de dire, et je trouve en effet que la liberté du commerce des bleds fait une époque mémorable. C'est un fait neuf dans l'histoire; on n'en trouve aucun exemple dans les annales de la monarchie, et il est plaisant qu'on ait fait de cela un reproche.

Le Chevalier.

Cela est malheureusement vrai. On a reproché à cette loi qu'enfin pour la premiere fois le plus soumis des peuples ait sçu la mériter du meilleur des rois. Puissent les français essuyer souvent de pareils reproches.

Le Président.

Permettez-moi d'excuser ce reproche de la nouveauté sans exemple qu'on a fait à l'édit. La faute est ici impardonnable de la part des écrivains. Il est vrai qu'ils ont dit en partie, en faveur de la liberté des bleds ce que vous venez de nous dire, ou du moins ils ont dit des raisons qui se lient et se rapportent aux vôtres; mais avec si peu d'énergie, si faiblement que le peuple n'a point compris à beaucoup près la grandeur et l'importance de la chose, tout ce qu'elle entraine, tout ce qu'elle promettait. Les anciens préjugés sont restés. Le peuple n'y a rien vu et n'y voit presque rien encore. On ne sait qu'en penser. Les uns la croyent une spéculation financiere, d'autres un moyen de faciliter la perception des tailles, et les ames les plus basses ont été jusqu'à y voir une nouvelle source d'abus. Enfin la force des anciens préjugés et l'obscurité qui regne encore dans les têtes est si forte que, par une combinaison la plus singuliere, on voit à présent le gouvernement en qui on suppose toujours un desir de l'autorité, être très favorable à cette liberté, et les parlemens qu'on suppose être toujours favorables au peuple la combattre. Cela ne serait point arrivé, si la nation eut été éclairée par des ouvrages pleins d'éloquence et de vues grandes, sublimes, lumineuses.

Le Chevalier.

Soyons bonnes gens. Croyons que c'est en tout la faute des promoteurs. Croyons que c'est le seul ancien préjugé qui fait que les dépositaires d'une partie de l'autorité en aient été cette fois plus jaloux que celui en qui la plénitude en est essentiellement concentrée, croyons tout. Aussi il faut vivre avec tout le monde et ne se brouiller avec personne; mais le fait est que lorsqu'un souverain accorde à ses peuples la totale liberté du commerce des bleds, il leur parle à-peu-près ainsi. Peuples, votre fidélité a tellement mérité ma confiance qu'aucun soupçon ne la trouble plus, et que les précautions me deviennent superflues; si je vous vois faire des amas de bleds, des transports, des exportations, je sais que le seul motif d'une sage industrie vous anime à vous procurer une aisance qui vous donne autant de facilité que vous avez d'empressement à fournir aux besoins publics et aux charges de l'état, et votre opulence, bien loin de me causer des allarmes, est l'objet continuel de mes soins et de mes desirs. Je ne crains ni les abus ni les monopoles parce que je puis les réprimer par tout; aucun n'est plus assez grand dans mon royaume pour arrêter la vigueur des loix; aucun n'est si petit ni si caché qu'il puisse échapper à la vigilance de mes magistrats; ma puissance s'étend librement par tout, pénetre tout, et le pouvoir d'opérer le salut du peuple est tout dans mes mains. Si votre soumission a mérité ma confiance; ma justice, mon amour pour le bien a mérité la vôtre. Je suis tranquille, sans crainte comme sans méfiance; et je sens que, si vous voyez renchérir le prix des vivres, vous ne vous en prendrez pas à moi. Vous reconnaîtrez en cela ou l'effet inévitable de la contrariété des saisons, ou même l'heureuse augmentation de votre richesse et de la circulation de l'argent. Je sens que vous êtes persuadés que je ne veux pas le monopole, que je ne veux ni l'encourager ni le souffrir. Vous pourrez toujours porter librement à mon trône la voix qui découvrira l'abus, et je suis sûr que vous en attendrez avec confiance le remede, sans éclater en murmures qui me seraient injurieux, sans même recourir aux gémissemens qui ne sont pas nécessaires à mon coeur. Voyez tout ce qu'a dit un souverain, lorsqu'il parait n'avoir lâché que deux petits mots, liberté du commerce des bleds .

Le Président.

Plus vous parlez, monsieur le chevalier, plus vous excitez ma colere contre la petitesse des vues, la mesquinerie des propos qu'on a tenus jusqu'à cette heure sur une loi qui est le plus beau, le plus grand, le plus magnifique témoignage de la confiance mutuelle du peuple et du souverain. Mais vous même, monsieur, pourquoi en avez-vous affaibli l'éloge en l'appellant l'aurore d'un beau jour. Pourquoi l'aurore? Je vois ici le jour et le jour très-clair et très-riant, et le plus beau jour du monde.

Le Marquis.

Le président a raison. Que faut-il attendre de plus?

Le Chevalier.

Bien des choses. Ce n'est pas sans raison que je l'appelle l'aurore; elle n'est rien de plus. Ce qu'il y a eu de beau, de louable, de vraiment grand dans l'édit, c'est la disposition des esprits, cette confiance dont nous parlions tout-à-l'heure, cette joie qui a éclaté sur le front du souverain, lorsqu'il a accordé la liberté. Au reste pour la chose en elle-même, elle est de bien moindre conséquence qu'on n'imagine. Rappellez-vous tout ce que je vous ai dit sur le bled; combien il est rétif, ingrat, désavantageux au commerce, toutes les difficultés qu'il faudrait vaincre, et le peu de profit qu'on en doit espérer. Presque rien pour l'agriculture, un peu pour la navigation, un peu pour la lie du peuple et puis voilà tout. Je ne parle pas ici de la liberté intérieure du commerce d'une ville à l'autre. Il est honteux autant qu'il est incroyable, qu'il ait fallu une loi pour la permettre, et que cette loi n'ait été donnée pour la premiere fois qu'en 1763. Oublions pour l'honneur de la France qu'il ait existé un temps où les enfans d'un même pere, bien loin de s'entraider dans la détresse, s'arrachaient l'un à l'autre le pain de la bouche en vertu d'édits donnés de par le même roi. Effaçons du souvenir des hommes qu'autrefois un intendant pouvoit dire à l'intendant son voisin, les peuples de ton intendance mourront de faim, et les miens regorgeront de bled, et cela dans la même année où l'on voyoit les recrues levées dans les deux intendances, marcher sous les mêmes drapeaux contre le même ennemi. Si nous gardons sur cela un peu le silence, l'honneur de la France sera sauvé, car la postérité n'en croira rien. La chose est par soi-même incroyable. Parlons du commerce extérieur. Je vous ai dit, et qui plus est, je vous ai prouvé que le superflu du bled, s'il existe, ne peut être connu, avant que par une parfaite circulation intérieure, la France entiere n'en ait été au préalable bien approvisionnée. Ce superflu qu'on y avoit vu étoit peut-être momentané, causé par une suite extraordinaire d'heureuses récoltes, et par une diminution encore plus extraordinaire de la population et de la consommation. S'exposer à vendre ce dont on aura besoin l'année d'après, mauvais marché. Faire monter tout-à-coup excessivement le prix de la main d'oeuvre et porter atteinte aux manufactures, grand-mal, très-grand-mal. Ainsi la liberté du commerce est bonne, parce que toutes les fois qu'on le peut, il faut se ranger du parti de la liberté, et que cette liberté produira quelqu'avantage; mais il faut s'attendre à bien moins qu'à ce que la vive imagination des écrivains avoit promis sur cet objet. Pour confirmer ce que je vous dis, qu'il me soit permis de vous faire faire deux réflexions en passant. La premiere que l'exportation depuis quatre ans, malgré toute la liberté indéfinie accordée, a été très-petite de l'aveu même des économistes.

Le Président.

Rien n'est si vrai, et je vous avouerai que cela m' a toujours étonné. On promettoit monts et merveilles à la nation de cette exportation qu'on sollicitait. Une fois accordée, lorsqu'on a vu les prix excessifs du bled et l'espece de disette qu'on souffre cette année, tous ont commencé à dire que l'exportation avoit été si petite, que surement elle ne devait pas en être inculpée. Je me disais alors à moi-même, si l'effet de l'exportation a été imperceptible, comment pourra-t-elle causer ce bien immense et merveilleux qu'on en a promis?

Le Chevalier.

La seconde réflexion est que la France a déja été un royaume très-florissant, très-heureux, très-célébre sans cette exportation si prônée. Il l'est depuis plus d'un siécle, et il s'agit bien moins de l'élever que de le conserver dans le dégré de force et de prospérité auquel deux grands rois l'ont porté. Cela seul, si je ne me trompe, suffit pour prouver que l'exportation ne peut pas produire tout le bien qu'on lui suppose. Je serais bien frustré dans mes espérances, si dans un royaume auquel je suis aussi affectionné qu'un français, l'on s'arrêtait à cet édit.

Le Marquis.

Et qu'attendez-vous donc?

Le Chevalier.

J'attends un code entier au lieu d'une seule loi. La politique ancienne, l'administration de nos peres, la police, fille aînée de la politique roulaient entiérement sur la défiance réciproque du peuple et du souverain. Si la confiance a pris sa place, le pivot est changé, et il faut changer toute la machine. novus rerum mihi nascitur ordo. un nouvel ordre de choses se présente à ma vue; oui je ne me trompe pas, je vois de toute part de nouveaux réglemens, des changemens qui me font espérer un très-beau jour. J'espere voir l'égalité des impôts, l'uniformité du tarif, une coutume générale établie, les séparations d'une province à l'autre abolies.

Le Président.

Je ne vois pas encore trop bien la connexion de ces désirs avec ce que vous venez de dire.

Le Chevalier.

Elle est pourtant évidente. On ne saurait mettre la main à ces grandes entreprises, sans blesser ce qu'on appelle les priviléges des pays particuliers. Ces priviléges, tristes monumens de la réclamation des peuples contre l'abus de l'autorité de leurs anciens princes qui étaient par là même indignes d'obtenir l'amour de leurs sujets, sont les boulevards et les retranchemens de la méfiance; tant qu'elle dure, le peuple les chérit, il les conserve soigneusement; et tout ce qui le distingue, qui le sépare, qui le rend isolé, jusqu'à l'absurde diversité des poids et des mesures lui parait un privilége. Il ne veut pas les abandonner, il les croit l'asyle de sa sureté, de sa liberté; on l'effaroucherait trop, si on y portait atteinte; et il ne faut pas espérer de le persuader par la voix de la raison. Le peuple ne se pique point de raisonner; il sent, il éprouve, il garde le souvenir; et se méfiant des innovations, il se méfie de même des raisons qu'on lui en apporte. Mais la confiance une fois gagnée, vous verrez les peuples accourir aux pieds du trône et dire à leur maître: sire, nous avons beaucoup de privilèges, mais on ne saurait avoir le triste privilège d'être mal gouverné. Gouvernez-nous bien. Voilà le seul privilège que nous réclamons, et nous sommes sûrs de l'obtenir. Voici, monsieur le président, ce que j'allais répondre à votre question, lorsque le marquis est arrivé. Si la confiance est établie, il faut tout espérer.

Le Marquis.

Quoi, vous aviez entamé la thêse avant mon arrivée?

Le Chevalier.

Nous avions fait des discours généraux, il n'est pas nécessaire de vous les répéter.

Le Marquis.

Revenons donc à l'édit. Pour conclusion je vois que vous applaudissez et avec raison à l'esprit qui l'a dicté; et quant à sa substance, vous ne voulez pas qu'elle soit merveilleuse; mais vous la trouvez utile et louable jusqu'à un certain point.

Le Chevalier.

J'en suis d'accord.

Le Marquis.

De quoi vous plaignez-vous donc? Qu'en blâmez-vous? Quels défauts lui trouvez-vous? Que la mariée est trop belle peut être?

Le Chevalier.

C'en est un et ici au pied de la lettre. L'édit est trop beau, trop de liberté et trop rapidement donnée, trop de générosité dans le don, trop de choses faites à la fois. Il faut toujours respecter la convalescence d'un malade; il ne faut pas passer subitement au grand air après un long séjour dans une chambre hermétiquement fermée; il faut ménager le passage, passage de l'ombre à la lumiere.nil repente. rien tout-à-coup. Je le répéte et le répéterai sans cesse. C'est un funeste présent que la liberté de pourvoir à sa nourriture brusquement donnée à quelqu'un qui est de longue main habitué à ne pas s'en occuper. Nous relevons à peine d'une longue habitude contraire, et ce changement inattendu est dangereux.

Le Marquis.

J'aime votre phrase à la folie. Relever d'une habitude, comme on dit relever d'une maladie. Elle n'est pas trop française, mais cela ne fait rien.

Le Chevalier.

Elle n'est pas française? Tant pis.

Le Marquis.

Tant pis pour qui?

Le Chevalier.

Pour votre langue. Passez-moi ma phrase et laissez moi continuer mon discours.

Le Président.

Si vous me le permettez, monsieur le chevalier, je vous dirai que votre remarque a déja été faite. La raison seule aurait suffi pour l'indiquer, si l'expérience et l'épreuve qu'on en vient de faire ne l'eussent fait sentir dans toute sa force. On a reconnu qu'il aurait fallu mettre un plus grand intervale entre la libre circulation intérieure et l'exportation, laisser ouvrir de nouvelles routes au commerce, donner le temps de bâtir des magasins, supposé toutefois qu'on eût permis le magasinage, laisser revenir le peuple de ses préjugés et de sa frayeur. Laisser perdre aux officiers municipaux leur habitude à commander et à gêner. Répandre un plus grand esprit de commerce et de spéculation, faciliter les transports. En un mot on a vu que (pour ainsi-dire) l'esprit était prompt et que la chair était faible.

Le Chevalier.

Dès qu'on a connu ces vérités et que vous en êtes persuadé, je n'ai plus rien à dire.

Le Président.

Mais, monsieur, comme il y a presque six ans que la liberté est accordée, le mal que pouvait causer ce changement subit est déja, à ce qui me semble, passé. Il n'a pas été fort grand; et si vous le voulez, je conviendrai qu'on a été heureux d'en être quitte pour la peur. Je crois à présent qu'il ne reste d'autre chose à faire qu'à soutenir courageusement la liberté une fois accordée et attendre patiemment que par l'habitude et la pratique, la guérison des anciens préjugés s'opere peu à peu, dès qu'on ne l'avait pas préparée d'avance.

Le Chevalier.

Oui, ce serait bien dit, si l'édit n'avait eu d'autre imperfection que sa beauté; mais...

Le Marquis.

Quoi, mais?

Le Chevalier.

Mais... oui, je le dirai, de la façon qu'il est conçu il causera éternellement trois maux. Il empêchera la circulation intérieure, il produira une famine dans toutes les années d'une récolte au-dessous du médiocre, il détruira entiérement l'agriculture en France.

Le Marquis.

Enfin la bombe a crévé. On vous a fait parler. Si vous nous prouvez à présent ces trois points, vous aurez complettement satisfait ma curiosité.

Le Président.

De mon côté, j'en suis d'autant plus avide que je n'ai encore entendu personne attaquer l'édit par ces côtés. De tous ceux qui ne l'ont pas approuvé aucun ne s'est avisé de dire qu'il empêchera la circulation intérieure, et qu'il détruira l'agriculture. C'est bien le contre-pied des promesses et des desirs des économistes.

Le Chevalier.

Puisque je l'ai dit, il faut donc que je le prouve. Je soutiens que la législation nouvelle empêchera la circulation et le commerce intérieur des bleds d'une province à l'autre; et je soutiens ensuite que le commerce intérieur est tellement préférable, d'une telle importance, d'une utilité si supérieure à l'autre qu'il n'y a pas de comparaison à faire entre les deux. Il faudrait plutôt, si on ne pouvait pas s'y prendre autrement, sacrifier l'exportation toute entiere au bien du commerce intérieur des bleds.

Le Marquis.

Il ne suffit pas de le dire, il faut le prouver.

Le Chevalier.

Je le veux bien; mais je m' apperçois à présent que vous m' avez fait prendre un ton sérieux qui ne me va point du tout. Il y a plus d'une demi-heure que je ne fais que parler raison, j'ai même frisé le ton de la déclamation. Cela pourrait tirer à conséquence et la conséquence serait de m' ennuyer et vous aussi. Je veux reprendre mon stile. Il y avait un homme...

Le Marquis.

Ah, voici une histoire!

Le Chevalier.

Un homme de mes amis aimait les melons. Voici comme il s'y prenait pour en manger de bons. Il logeait dans le fauxbourg saint honoré. Il disait à son domestique, allez vous-en jusqu'à la halle, c'est-là qu'on trouve de bons melons. Cherchez m' en un excellent; mais si vous n'en trouvez pas, en revenant passez chez la fruitiere au coin de ma rue, et prenez-en un tel qu'il soit; je veux manger du melon. Savez-vous ce qui lui arriva? C'est qu'il ne mangea jamais un bon melon.

Le Marquis.

Pourquoi?

Le Chevalier.

Parce que son domestique n'alla jamais à la halle, il en prit toujours un au hazard au coin de la rue.

Le Marquis.

Ah, cela est juste. Votre ami était un sot. Il ne fallait pas en même temps ordonner la chose difficile et la chose aisée. Il était clair que son domestique ferait toujours ce qui coutait le moins de peine. Charmant marquis, vous serez toujours mon oracle. Voilà la grande théorie. à choses égales, l'homme fait toujours la plus aisée et laisse la plus difficile. Si je vous prouve donc que l'exportation à l'étranger dans l'état naturel des choses et selon la nouvelle législation est infiniment plus aisée que le commerce intérieur, aurai-je raison?

Le Marquis.

Oui.

Le Chevalier.

Eh bien je le prouve et par six raisons, comme dit préville dans le tambour nocturne. Premiere raison, parce que pour aller du fond des provinces aux bords de la mer on descend toujours soit par eau soit par terre et que pour aller de la mer à l'intérieur on remonte. Vous savez que le niveau de la mer est plus bas qu'aucune terre.

Le Marquis.

Oui, grace à Dieu, car sans cela nous serions noyés.

Le Chevalier.

Ainsi, à cause que nous ne sommes pas noyés, les transports par les rivieres et même par terre couteront moins; voilà donc une premiere épargne. Seconde raison, parce que pour faire une exportation par mer vous n'avez pas besoin de magasins, et qu'il vous en faut et souvent plusieurs pour le commerce intérieur.

Le Marquis.

Pourquoi cela?

Le Chevalier.

Parce que le vaisseau même que l'on charge sert de magasin. On n'a jamais tout le bled rassemblé lorsque l'on frete un bâtiment; mais à mesure qu'un fermier envoye deux cent sacs, un autre trois cent qu'on avait accaparés, on les fait charger à bord, on fait attendre un mois ou plus le bâtiment dans le port, et lorsque sa cargaison est complette, il part; ainsi voilà une seconde épargne des louages, des risques et de l'embarras d'un magasin. Troisieme raison, l'exportation est un commerce en gros et sans aucune peine du détail. Le remboursement se fait par de belles et bonnes lettres de change que tirera un des principaux banquiers de la ville qui a demandé le bled. Au contraire le commerce intérieur des bleds, à moins que ce ne soit pour l'approvisionnement de cette immense capitale ou de trois ou quatre autres grandes villes du royaume, est une affaire de détail. Il faut répandre son bled par petites portions à des pauvres boulangers de village, et dèslors que de retards, que de peines, que de faillites à essuyer, avant que de rembourser son argent? Et si on voulait le vendre dans les marchés sac à sac, c'est encore pis. Quatrieme raison, en vendant à l'étranger on peut profiter sur le change qui peut se rencontrer favorablement. Point de change extraordinaire à esperer d'une ville à l'autre du royaume en général. Si l'étranger paye en monnoie effective, le profit est encore plus sûr à cause du prix auquel on négotie en France les piastres, les pistoles, les lisbonines, etc. Ainsi si un marchand bordelois vend son bled à Lisbonne, il aura au retour du bâtiment le délicieux plaisir de palper des lisbonines qui réjouissent la vue, pendant que, s'il s'était avisé de l'envoyer vendre dans le Gévaudan qui manquait de bled, il ne serait payé qu'en tristes sacs de cinquante sols qui font mal au coeur à regarder. Il faut compter pour quelque chose le plaisir de voir de l'or. Sixieme raison et c'est la bonne. L'industrie et le génie des hommes n'ont pas pu parvenir encore à établir des maires, des échevins, des baillis et sur-tout des subdélégués sur les vastes plaines de l'océan. Ainsi du moment que votre vaisseau est hors du port, vous n'avez plus nulle saisie, nulle entrave à craindre; pendant que dans le roulage intérieur, si par malheur un échevin croit ou fait semblant de croire que sa ville est dans la disette, il vous en arrête une partie, il prétexte un besoin d'annone, d'approvisionnemens, de passage de troupes etc. Que sais-je? Il finit par promettre de payer à un prix qu'il appelle raisonnable, peut-être à cause qu'il faut bien des raisons avant que de le toucher. Il vous faudra écrire à l'intendant, à la cour, courrir, aller, revenir, plaider.

Le Marquis.

Mais sur mer on a des tempêtes.

Le Chevalier.

On assure un vaisseau contre les tempêtes; on n'a pas encore imaginé l'assurance d'une traînée de charrettes contre un subdélégué. En avez-vous assez de six raisons?

Le Marquis.

Il y en a de reste.

Le Chevalier.

Et par dessus le marché je vous en donne une septieme; c'est que même dans les distances physiques plusieurs ports, plusieurs provinces de France fertiles en bled sont plus proches de l'étranger qu'elles ne le sont d'autres provinces du royaume. Il y a un chemin bien plus court de Bayonne, de Bordeaux et même de Nantes au premier port d'Espagne, que de ces ports au Havre. Concluons donc que par toutes les raisons que je viens de vous dire, l'exportation à l'étranger est plus aisée, plus lucrative, plus à l'abri des risques que le commerce dans l'intérieur. Or la législation nouvelle de l'édit de 64 ne met aucune diférence entre ces deux commerces. Il permet les deux également, à conditions en tout égales. Qu'en arrivera-t-il? C'est que tout le bled produit par les provinces frontieres sortira sans jamais au grand jamais refluer dans l'intérieur. Qu'arrivera-t-il delà? C'est que ces provinces seront dans la joie d'avoir bien vendu leurs bleds et de voir beaucoup d'or et d'argent circuler chez elles. L'intérieur sera dans l'accablement et dans la tristesse d'avoir manqué de pain. Qu'arrivera-t-il delà? C'est que les parlemens étant toujours les organes des sensations des peuples, chacun peindra au souverain l'état de ceux de son ressort; ainsi ceux de toutes les provinces limitrophes applaudiront, celui du milieu remontrera. Et c'est ce qui est arrivé.

Le Marquis.

Ah, mon cher chevalier, que vous me faites plaisir de me donner une explication si simple, si naturelle de la disparité des parlemens du royaume au sujet de l'édit; je la crois vraie. Personne jusqu'à cette heure ne m' avait satisfait la dessus. J'avais entendu dire des injures au lieu de raisons; et les injures, je l'avoue, ne me satisfont point; je ne sais pas ce qui arrive aux autres.

Le Chevalier.

Personne n'en est jamais satisfait; mais ceux qui ont tort les employent en guise de raisons, et ils font bien; car rien ne change plus promptement l'état de la question. Au vrai tous les parlemens ont également raison; tous ont également porté la vérité au pied du trône, et cela même devait indiquer avec la derniere évidence quel était le défaut de l'édit. Selon qu'il est conçu l'exportation enrichira les provinces frontieres, détruira les intérieures. Pour que cela n'arrivât pas, il faudrait que les heureuses récoltes vinssent tomber toujours à propos sur le milieu de la France et les médiocres sur les bords. Cela peut arriver une année; mais n'étant pas dans l'ordre de la nature, cela n'arrivera pas toujours. Pour éviter le mal, il faudrait donc que les hommes voulussent plutôt gagner moins en vendant aux nationnaux que gagner d'avantage en vendant aux étrangers; mais ceci est encore plus contraire aux ordres de la nature, plus miraculeux que tout autre phénoméne; car si le cas d'une abondance répandue à propos peut arriver quelquefois, le cas de trouver des hommes qui bornent le desir de gagner n'arrivera jamais. Je vous ai donc prouvé que l'exportation encouragée autant que le commerce intérieur sera toujours préférée et empêchera l'approvisionnement dû à toutes les provinces de l'empire français. Il me resterait à présent à vous prouver combien le commerce intérieur est préférable à l'autre. Mais je m' en crois dispensé, puisque le marquis, notre grand marquis décida cette épineuse question, (...) lorsqu'il me répondit qu'il valait mieux vendre le bled à son frere qu'à son ennemi. Vous en souvient-il?

Le Marquis.

Quoique je l'ai décidée ex cathedra , vous ne feriez pas mal de la prouver. Que sait-on?

Le Chevalier.

En vérité, cela me parait un temps perdu.

Le Président.

Il ne le sera pas; la décision du marquis partait de cette bonté d'ame, de ces sentimens d'humanité si bien graves dans son coeur. Aujourd'hui la nouvelle science économique réduit tout en calcul. Vous devriez donc nous dire si, les sentimens de vertu à part, le profit du fermier se trouve dans le commerce intérieur préféré à l'exportation. Les fermiers et les négocians sont une nation qui regarde comme freres tous ceux qui payent bien cher et comme ennemis tous ceux qui ne veulent pas bien payer. Ce sont ces gens-là qu'il vous faut persuader.

Le Chevalier.

Ainsi la question à présent est entre épictete et Barême. Eh bien je vous prouverai que ces deux graves écrivains, l'un trop oublié aujourd'hui, l'autre beaucoup trop feuilleté, sont pourtant d'accord à préférer le commerce intérieur; et je le prouve par huit raisons.

Le Marquis.

Huit raisons! Nous en avions six tout à l'heure, en voilà huit à présent. Chevalier, vous croissez en âge et en raisons.

Le Chevalier.

Devant des hommes, comme vous. Mais ceux qui ne méritent pas ce nom me trouveront peut-être déraisonnable, et je ne m' en fâcherai pas. Commencez à compter les raisons. Premierement, relativement à chaque province, le transport à une autre est une véritable exportation. Il importe peu à un fermier du Languedoc qu'il ait vendu son bled à des catalans ou à des provenceaux, pourvu qu'il l'ait vendu. Lorsqu'un royaume est assez grand pour contenir différentes qualités de sol, différens climats et une grande population, il est presqu'impossible que dans la même année la récolte soit heureuse par tout; la disette se fera sentir quelque part, et elle suffit pour donner valeur et faire monter le prix des bleds. L'ancien empire romain ne connaissait pas l'exportation. La Chine, le pays de la plus parfaite agriculture qui existe, ne la connait pas non plus, et cela ne fait aucun tort à l'agriculture; puisqu'ayant une étendue égale à toute l'Europe, et ses provinces aussi vastes que les plus grands de nos royaumes, elle fait le commerce avec elle-même. Si l'Europe entiere était sujette d'un seul souverain, croyez-vous qu'on n'aurait pas assez du commerce des bleds qui passeraient de la province de Pologne à la province du Portugal, qui iraient de la ville de Palerme à Hambourg. En faudrait-il davantage? L'exportation libre est une nécessité pour un petit pays fertile qui n'a qu'un seul climat, une seule qualité de terre, telle que la Sardaigne, la Sicile etc. Lorsque l'année est bonne, toutes les terres ont donné surabondament du bled, on n'en saurait que faire si on ne le vendait point à l'étranger. J'avoue que la France n'est pas aussi grande que la Chine, mais elle n'est pas non plus aussi petite que la Sicile. Si la Chine peut se passer de l'exportation, si la Sicile en a un besoin précis, la France qui est entre les deux, devrait prendre un parti mitoyen et adopter une exportation limitée. La bonne législation est toujours celle qui convient à la constitution, aux forces et à la nature de chaque pays. Secondement, après vous avoir dit combien l'exportation limitée accordée aux provinces frontieres ferait de tort à l'intérieur, je ne m' arrêterai pas à vous prouver que l'essentiel de chaque pays est de concentrer ses forces, et de renvoyer autant qu'il est possible la chaleur et les esprits vitaux au centre. Je ne vous ferai pas la comparaison du corps humain. Je ne vous rappellerai pas les causes de la ruine de l'ancien empire romain, et de la faiblesse de l'Espagne actuelle. Je vous fais grace de tout sur une vérité aussi claire. Il me suffit de vous dire que la disette se faisant sentir plus souvent dans l'intérieur du royaume, elle en chassera les manufactures, et les renverra aux frontieres. Les manufactures une fois transplantées, la population et l'agriculture de l'intérieur dépériront, vous voyez ce qu'il s'en suivra. Troisiémement, vous souvient-il de tout ce que je vous ai dit sur l'essence du commerce des bleds, et que le profit en est à celui qui le transporte, qu'il est absorbé par un nombre prodigieux de mains intermédiaires, que...

Le Président.

Oui, je m' en souviens très-bien, mais je ne vois pas encore la conséquence que vous en tirerez.

Le Chevalier.

C'est que dans le commerce intérieur, tous ces profits doivent rester dans la main des français. Le vendeur est français, l'acheteur est français, le commerçant, le débitant en détail, tous sont français. Mais dans l'exportation aux étrangers, il est impossible qu'une partie des profits n'aille pas dans leurs mains. Ceux qui ont chargé un bâtiment de bled à Bordeaux, destiné pour Lisbonne, étaient au vrai des portefaix français, mais ceux qui le déchargeront seront surement des portefaix portugais. Ce que je dis des portefaix, dites-le du droit de commission, du profit des courtiers, du louage des magasins, de la manutention à le remuer s'il était mouillé, de l'avantage du change s'il se rencontre favorable à la place étrangere etc; et voyez quelle différence énorme cela fait.

Le Marquis.

N'allez pas plus loin, j'entends très-clairement cela et je suis convaincu. Je vois que tous ces profits, tout l'emploi de tant de bras est perdu pour la France dans l'exportation.

Le Chevalier.

Quatriémement...

Le Marquis.

Chevalier, est-il bien nécessaire de nous dire toutes les huit raisons? Si on en laissait quelques unes; nous sommes déja persuadés.

Le Chevalier.

Oh pour cela comme il vous plaira. Vous savez que je n'en voulais dire aucune.

Le Marquis.

Eh bien laissons-les donc? J'ai une chose bien plus intéressante à savoir de vous. Vous nous avez promis de nous indiquer les remedes en même-temps que les maux, et de nous dire le mieux qu'on pourrait faire; voilà ce que je voudrais savoir?

Le Chevalier.

Rien n'est si aisé que de vous satisfaire. Puisqu'on a vu que le penchant du bled était de se laisser exporter plutôt que de circuler en dedans du royaume, et qu'en même-temps vous êtes convaincu de l'importance majeure de la circulation, il faut mettre une différence et rendre inégales deux choses qu'on désire avec une volonté inégale. Il faut corriger ce penchant et faire un équilibre qui soit celui de l'art, contraire à la nature. Il faudrait calculer d'abord à combien peut se monter cette différence de profit qu'on a, lorsqu'on exporte à l'étranger.

Le Marquis.

Venons au fait, car on ne finit jamais rien avec vous. Faites ce calcul et dites-le nous.

Le Chevalier.

Ce calcul? Il faudrait que je fusse un homme en place pour pouvoir le faire sans m' y tromper. Il faudrait sur cela consulter les négocians, les intendans des provinces, entendre...

Le Marquis.

Eh bien soyez homme en place, je vous en donne une à votre choix.

Le Chevalier.

Vous êtes bien généreux; mais il faut pour cela beaucoup de cérémonies préalables. Je suis étranger.

Le Marquis.

On vous naturalisera. Finissons une fois; monsieur le président, y consentez-vous?

Le Président.

De toute mon âme; son coeur tout français mérite la naturalisation, et ses lumieres méritent la place.

Le Marquis.

Eh bien, qu'avez-vous à dire de plus? Vous voilà créé homme en place et même enregistré.

Le Chevalier.

Puisque par un effet de votre auguste bienfaisance, j'obtiens une grande charge, je vais vous donner une législation qui peut-être ne sera pas plus solide que mon élévation; mais n'importe, je veux vous satisfaire. Je commence par laisser en pleine vigueur la liberté accordée généralement à toute espéce de personnes de se mêler du commerce des bleds, et l'abolition de toutes les permissions particulieres, puisque c'est là le grand bien de l'édit, et le plus grand bien qu'on pouvait faire à la France; je laisse de même en vigueur la loi de restriction de tout le commerce des bleds français, soit intérieur ou d'exportation, aux seuls bâtimens nationnaux en général. Vous savez à quel point cette restriction me tient au coeur. Après cela je fais à vue d'oeil un calcul (mais vous n'ignorez pas que ma vue peut se tromper.)

Le Marquis.

Oui, cela est entendu, et vous ne perdrez pas votre place pour cela; allez toujours.

Le Chevalier.

Je cherche à calculer de combien l'exportation est plus avantageuse aux commerçants que ne serait la vente dans l'intérieur, non pas à cause des offres de plus grands prix qu'une nation étrangere qui serait dans la disette pourrait faire; mais je cherche en supposant égalité d'offres, la différence des frais, des peines et des risques de l'une à l'autre espece de commerce.

Le Président.

Oui, monsieur, on vous entend; vous voulez calculer la différence des longueurs, des dépenses des transports, la différence des risques de toute espéce, la différence enfin des profits ou des déchets dans la rentrée des fonds.

Le Chevalier.

Précisément. Or il faut toujours tâcher qu'une loi soit simple, générale et uniforme, autant qu'il est possible sans grands inconvéniens. Les petits, il faut les mépriser plutôt que de multiplier des loix minutieuses, particulieres, locales. Ainsi je dois chercher le terme moyen de cette différence entre l'exportation et la circulation, puisque dans le détail cette différence varie à l'infini. Un pays qui n'est qu'à six lieues de la frontiere, a une dépense pour faire sortir son bled fort différente de celle de tel autre pays qui est à quarante lieues. Il ne faut pas faire des loix différentes pour cela, mais il faut chercher un terme moyen entre toutes ces variétés. Ensuite il faut qu'il soit aussi terme moyen dans toutes les saisons, quoiqu'il y en ait de moins favorables et de plus favorables aux transports, et qu'il soit aussi terme moyen d'année commune, sans rechercher les cas inopinés et très-extraordinaires.

Le Président.

Voilà bien des calculs à faire.

Le Chevalier.

Et très-compliqués. Mais à vue de pays je crois que ce terme moyen de différence, peut s'évaluer au moins à cinquante sols par septier, pésant deux cent quarante livres mesure de Paris; je crois qu'il est même plus fort; mais je m' y suis restraint pour être favorable à l'exportation, autant qu'il est possible sans inconvéniens graves.

Le Marquis.

Que faites-vous à présent de ce calcul?

Le Chevalier.

Je vais rendre préférable le commerce intérieur, ou du moins l'égaliser à l'exportation; et j'impose sur toutes les sorties des dernieres et véritables frontieres de l'empire français, un droit uniforme général et un impôt de cinquante sols par chaque septier qu'on voudra exporter à l'étranger.

Le Marquis.

Un droit! Un impôt! Fi l'horreur. Je vous dépose. Que diable, vous n'avez pu rester six minutes en place sans mettre un nouvel impôt?

Le Chevalier.

Combien vous êtes injuste! Vous êtes peuple à présent. J'opére le salut de l'état et vous me lapidez. D'abord comment pouvez-vous l'appeller un impôt, si je réduis à la modique somme de deux livres dix sols par septiers un impôt immense, infini, tel que la défense absolue qui existait de tout temps sur l'exportation des bleds? Une défense absolue est le plus grand de tous les impôts possibles. Il est tel qu'on devrait essayer tous les moyens imaginables avant que d'acquiescer à cette odieuse privation totale de la liberté naturelle.

Le Marquis.

Oui, mais puisqu'on a accordé une liberté entiere et sans gêne et sans impôt, car je compte pour rien ce droit si modique d'un demi pour cent qu'on a laissé; pourquoi voulez-vous nous replonger dans les gênes, les entraves, les perceptions de droits? Pouvez-vous me nier que votre droit de cinquante sols par septiers diminuera l'exportation, peut-être l'anéantira, refroidira le commerce, les spéculations, les ventes?

Le Chevalier.

Monsieur le président, je vous appelle à mon secours contre l'injustice du marquis. Pour me déposer de ma charge il oublie ou fait semblant d'oublier dans ce moment tout ce qu'il a lu, tout ce que les moins instruits dans la science de l'administration savent aujourd'hui. Faites-l'en souvenir. Il est trop irrité contre moi pour entendre d'un esprit calme et bien disposé ma justification de ma bouche. Prétez-moi donc votre secours. Rappellez-lui qu'il fut un temps où ni les souverains ne savaient placer les impôts, ni les peuples ne savaient en connaître l'utilité. La soif de l'argent seule guidait les uns à imposer, la méfiance seule excitait les autres à résister. Ce temps n'est plus. Depuis le grand Colbert on connait la nature de l'impôt, on distingue entre l'impôt de profit et l'impôt d'encouragement. On connait la vertu, l'efficacité du tarif; on sait que par le moyen de certains impôts qui ne sont que de véritables écluses politiques, on dirige les nivaux des canaux du commerce. On sait qu'il faut imposer sur les entrées, les manufactures étrangeres, si on veut encourager les nationalles, on sait qu'il faut imposer sur la sortie des matieres brutes nationnalles pour le bien des manufactures intérieures. Toutes ces idées sont connues, elles sont communes aujourd'hui. Dois-je m' appesantir sur des vérités devenues si vulgaires?

Le Président.

Non, monsieur le chevalier, ni monsieur le marquis ni moi n'ignorons ces principes. Le conseil les suit constamment dans tous les arrêts et dans tous les nouveaux réglemens, qui depuis un grand nombre d'années en émanent pour le bien du commerce. Les cours souveraines n'enregistrent que d'après les lumieres de ces grandes vérités. L'effet, bien loin de les démentir, les confirme tous les jours. Nous devons à la sagesse de ces réglemens le progrès rapide et presqu'inconcevable, et l'état florissant actuel de toutes les manufactures en France; et on pourrait dire en quelque façon qu'elles sont converties à présent en loix fondamentales, et qu'elles tiennent à la constitution de l'état. Vous n'avez pas besoin de me convertir là-dessus; je suis prêt à combattre pour vous, si vous en avez besoin.

Le Chevalier.

Très-grand besoin contre la colere du marquis. Vous voyez qu'il m' a ignominieusement remercié; mais puisque vous m' offrez votre appui, laissez-moi détailler tous les avantages qu'on aurait trouvés dans l'imposition de ce droit de sortie, et qu'on a perdus par le transport d'un zèle magnanime, et d'une générosité qui me paraît excessive.

Le Marquis.

Des avantages dans un impôt! Voyons; tout est possible, mais j'ai peine à le croire. En comptez-vous beaucoup?

Le Chevalier.

Plusieurs, et tous considérables. Premierement, le droit de sortie diminuera les demandes de l'étranger et les rendra moins fréquentes. Si la cherté qui regne dans un pays quelconque fait aujourd'hui donner des commissions d'achat en France jusqu'à la valeur, par exemple, de dix-huit livres le septier, parce que le spéculateur étranger a calculé qu'en ajoutant ensuite tous les frais du transport, il trouvera à le vendre vingt-deux livres et y gagnera; dans mon hypothese il ne peut pas le vendre à moins de vingt-quatre livres dix sols sans y perdre; ainsi ou il ne lui conviendra pas d'acheter le bled en France, ou s'il en fait quelques achats, tant que les prix seront bas, il s'arrêtera aussitôt qu'ils seront montés. Les petites chertés sont plus fréquentes que les grandes, ainsi les demandes seront moins fréquentes et plus limitées dans la quantité; car l'argent d'une nation qui souffre la disette n'est pas infini. Chacun se resserre, consomme moins; ainsi cette nation qui veut acheter votre bled, vous en enlevera moins et laissera pourtant tout autant de son argent en France que si elle avait pris en poids et mesure de bled ce qu'on a payé pour droit de sortie, c'est-à-dire un septiéme à-peu-près. Vous entendez cela?

Le Président.

Oui, je vous entends. Mais cela diminuera beaucoup l'exportation. L'étranger ira chercher ailleurs des bleds à meilleur marché.

Le Chevalier.

Qu'il aille; je lui souhaite un bon voyage; n'oubliez jamais, monsieur, qu'il ne s'agit pas ici d'une marchandise de luxe, mais d'une denrée de premiere nécessité. Il faut être fâché de voir qu'on aille acheter des étoffes à Londres plutôt qu'à Lyon; mais qu'on laisse aux français leur pain, est un point infiniment moins fâcheux que vous ne le croyez. C'est même par ce seul moyen que les fabriques des étoffes françaises seront moins cheres que celles des autres pays, et qu'on viendra constamment vous les acheter.

Le Marquis.

Mais moi je dis que votre impôt détruira tout-à-fait l'exportation.

Le Chevalier.

Pardonnez-moi; je conviens avec m le président qu'il la diminuera, mais je ne saurais vous accorder qu'il la détruira. Il n'y a que les défenses absolues, ou ce qui est encore pire, les permissions particulieres, qui puissent causer ce mal. Est-ce que les droits des aydes et cette quantité d'impôts multipliés détruisent le commerce avec l'étranger? Toutes les fois que le besoin sera grand dans un pays, et que l'abondance sera grande en France, la différence des prix sera telle qu'elle permettra aux spéculateurs de faire ce commerce en payant le droit de sortie et d'y trouver du gain. Mais il n'arrivera pas que dans une année médiocre où la France conserve à peine du bled pour son besoin, l'étranger l'enleve et produise une famine à chaque mauvaise récolte. (ce qui est le second mal à craindre dans l'état actuel.) il n'arrivera pas que la moitié de l'Europe soit secourue et approvisionnée de bled par la France, pendant que ses peuples en seront frustrés. Par cette écluse salutaire le niveau du commerce sera parfaitement réglé. Les provinces intérieures seront nourries préférablement aux étrangers, puisque je conserve dans toute sa vigueur la loi salutaire d'abolition et de tous les péages et de tous les droits d'une province à l'autre. Le seul vrai superflu sortira. Quelque portion de l'année heureuse précédente restera toujours en France, prête à faire face au malheureux hazard d'une année stérile qui peut survenir. C'est ainsi que vous saurez s'il y a un vrai superflu à vendre, et dans quelles années ce superflu existe. C'est ainsi que les bleds ne monteront pas précisément à des prix extraordinaires.

Le Président.

J'aurais bien des choses à vous demander sur ce que vous venez de dire, et à vous proposer quelques difficultés sur lesquelles vous me feriez plaisir de m' éclaircir; mais je vous laisse achever votre discours.

Le Chevalier.

J'espere qu'une partie de vos doutes se dissiperont d'eux-mêmes en continuant; ainsi je conclus que par le moyen d'un droit d'exportation qui sans être excessif est pourtant considérable et presque du douziéme pour cent, les prix des bleds ne deviendront pas exhorbitans.

Le Marquis.

Et vous regardez cela comme un avantage? Et comment voulez-vous faire fleurir l'agriculture, si vous ne faites pas remonter le prix des bleds?

Le Chevalier.

Dans cette machine immense de l'état politique tout se tient ensemble, tout est lié, tout est enchaîné; rien ne doit sortir de l'équilibre, si on ne veut pas voir toute la machine renversée. Il faut courir au secours des agriculteurs, s'ils sont hors de l'équilibre au point d'être écrasés par ce poids; mais il ne faut pas non plus en voulant les soulager, les élever tellement qu'ils écrasent les autres. Voilà pourquoi la science politique est si difficile. Voilà pourquoi je ne recommande rien tant que d'éviter les secousses, et les mouvements subits. Les secousses cassent les liens et les ressorts, et la machine est détruite. Savez-vous que je regarde ce surhaussement subit de la valeur du bled comme la plus violente secousse et la plus dangereuse qu'on puisse donner à un état? Au fond c'est la même chose que l'augmentation de la monnoie, mais elle est encore plus ruineuse.

Le Marquis.

Je n'entends pas trop bien cela. Je sais que l'augmentation de la monnoie est une très-mauvaise chose; j'ai lu jadis beaucoup de livres sur cela, ils m' ont paru très-métaphysiques et à vous dire vrai, je n'y comprenais pas grand chose; mais en gros j'ai vu que d'augmenter la valeur de la monnoie, c'est blesser la foi publique, et par conséquent j'ai dit en moi-même cela ne vaut rien.

Le Chevalier.

Ah si l'augmentation ne faisait que blesser la foi publique, ce serait une bagatelle; elle fait bien pis; elle tue la gaieté publique.

Le Marquis.

Comment la gaieté publique? Je n'ai jamais entendu parler de cela.

Le Chevalier.

Oui, cela est sûr, elle la tue. La gaieté intérieure du coeur de l'homme, la véritable gaieté (chose bien différente de la folatrerie) est l'effet du repos et de la sécurité qu'il a sur son état et sur son avenir. Si la valeur numéraire de toutes les choses est changée, le trouble s'empare de tous les coeurs, on ignore son sort, la gaieté disparait. Cet effet que l'augmentation des monnoies produit infailliblement est encore plus terrible, s'il dérive de l'augmentation du prix des denrées.

Le Président.

Je m' unis à monsieur le marquis pour vous prier de nous expliquer plus clairement cela.

Le Chevalier.

L'argent et le pain sont aux deux bouts de tout. L'un est mesure de l'autre; varier l'un ou l'autre causera toujours le même effet.

Le Président.

J'entrevois votre raison qui me parait fort juste.

Le Marquis.

Et moi je n'y vois goûte, expliquez vous.

Le Chevalier.

Voulez-vous voir que l'effet que causera un surhaussement du prix des bleds est pareil à celui d'une altération dans la monnoie. Le voici. Un testateur, homme vertueux, voulant récompenser le zèle de ses domestiques qui l'ont fidelement servi, laisse à chacun par testament pendant leur vie les mêmes gages qu'il leur donnait. Ces gages étaient les usuels de son temps, réglés sur le prix des vivres; ils étaient suffisans. Il a cru les rendre heureux. Il meurt. Aprés sa mort le prix du pain doublé monte de deux sols à quatre. Que feront ces malheureux cassés par l'âge, par les infirmités et réduits de l'aisance à l'indigence? Iront-ils réssussiter un mort pour lui faire refaire son testament? Ils resteront dans le désespoir de la mendicité jusqu'à la fin de leur vie; et il faut qu'une génération entiere se passe pour voir disparaitre ce spectacle de misere de la face du globe.

Le Marquis.

Vous l'avez choisi exprès ce cas si touchant pour qu'on vous donnât raison. J'en suis ému, je l'avoue; mais au fait ce cas est fort rare.

Le Chevalier.

Vous le croyez fort rare et je vous soutiens qu'une classe immense d'hommes est dans ce cas. Tous les legs, tous les testamens, tous les dons entre vivants, les pensions alimentaires qu'on a faites, les rentes viageres que chacun a constituées sur sa tête, les dots de filles, les partages des familles, les transactions, bref tout ce qui a été fait par acte irrétractable est dans le même cas. Le trouble, le dérangement du plus au moins est partout. On ne peut plus revenir contre, et cela est pourtant injuste; car tous ces contrats, ces conventions, ces dons, ces alimens, ces pensions étaient convenues dans la bonne foi et dans l'hypothese d'un certain prix des vivres, qui n'est plus. Ainsi si je disais que le quart de la France sera dans l'embarras, ou dans le désespoir par cette raison, je ne me tromperais pas. Voyons à présent les autres classes d'hommes. Les ouvriers et les manufacturiers ne peuvent pas se flatter de recevoir aussi promptement l'augmentation de leur journée par une raison que je me souviens de vous avoir déja dite.

Le Marquis.

Je m' en souviens, vous parliez de Genève.

Le Chevalier.

Voilà donc une autre grande classe de personnes jettées dans l'embarras, et bien des années s'écouleront avant qu'elle puisse s'en tirer. Une troisieme classe est composée de gens qui vivent des gages et des appointemens qu'ils reçoivent ou du roi ou de l'état, ou des particuliers. Ceux-ci vous allez croire qu'on les tirera de peine en augmentant tout de suite leurs appointemens. N'en croyez rien. Si vous ne voulez pas vous en raporter à moi, demandez-le à monsieur le président qui vous dira que sa charge et toutes celles de magistrature autrefois lucratives ne sont à présent qu'honorables et onéreuses, parce que malgré tous les changemens qu'ont subi les monnoies et la valeur de toutes les choses vénales, leurs droits sont restés les mêmes qu'ils étaient il y a quatre siécles. Or si ceux qui ont l'autorité en main n'ont pas fait pour eux-mêmes des loix qui rétablissent l'égalité des proportions, croyez-vous qu'ils iront faire pour autrui un code entier et changer des milliers d'arrêts et d'ordonnances? On ne le fera pas, et l'exemple du passé nous indique l'avenir. Mais vous allez croire que l'agriculture prospérera; point du tout. D'abord les fermiers, les colons, les laboureurs au renouvellement de leurs baux seront obligés de les augmenter en proportion du plus grand rapport de la vente des denrées. Il ne vous reste à présent que la classe peu nombreuse des propriétaires des terres, classe illustre à la vérité, mais la moins chere à l'état, se trouvant composée en partie de mains mortes, en partie de mains paresseuses. Ces mains soit nobles ou sacrées seront mieux remplies pendant quelques temps, je l'avoue; mais la joie sera bien courte. Car le souverain obligé d'augmenter tous les appointemens, les pensions, les dépenses, si la découverte de la pierre philosophale n'est pas faite, comme il n'y a pas grande apparence, sera obligé d'augmenter les impôts. Les impôts, vous le savez, quelque chose qu'on y fasse, vont tous retomber sur la terre et sur les propriétaires; les nouvelles taxes leur oteront donc le bénéfice du renchérissement des denrées. Ainsi pour derniere conclusion, après une secousse terrible et une génération entiere de chagrins, d'amertume, d'inquiétude, il n'y aura rien de gagné pour personne, rien de fait; si ce n'est que beaucoup de piéces de cette grande machine se trouveront cassées ou dérangées.

Le Marquis.

Et lesquelles?

Le Chevalier.

Je ne saurais vous le dire et personne n'en sait rien. Si vous courez la poste au grand galop sur un chemin raboteux, personne ne vous dira précisément quelles seront les raies de vos roues qui casseront, mais en général on vous dira que la voiture sera fracassée, et la prophétie s'accomplira. Ne comptez donc pas pour un avantage de l'état le renchérissement subit du bled. Si à la premiere année de la libre exportation on s'en est réjoui, cela était naturel. L'agriculture languissante avait besoin d'un prompt secours, et une seule année de cherté ne tire pas à conséquence; mais la loi est perpétuelle. La sortie des bleds sera constante. L'intérieur restera constamment dépourvu. La cherté se fera sentir à chaque récolte médiocre, et toute la machine en sera fortement ébranlée. Aimez donc au contraire un systême qui produise un effet lent, progressif, dont l'avantage se reconnaisse à la longue, et qui n'ait causé par sa violence aucun trouble dans les familles, aucun dépérissement dans les manufactures, aucune nécessité d'augmentation d'impôt. Mais je vous ai promis de vous prouver que l'enchérissement du bled est bien plus fatal que celui de la monnoie, et ma preuve sera bien courte. Lorsqu'on altere la monnoie tout le monde sait à l'instant et avec la derniere précision de combien on l'a changée. On donne par exemple à l'écu une valeur légale de quatre livres. Tous savent qu'on a augmenté d'un quart. Ainsi si on veut rétablir la justice à celui qui avait, par exemple, six cent livres de gages par an, avec un trait de plume on accorde huit cent livres et l'on est sûr de ne s'être pas trompé. Mais le changement arrivant dans le bled, qui peut le calculer? Il varie selon les récoltes, selon les exportations. On voit qu'il est plus cher, mais de combien? Est-ce d'un tiers, ou d'un quart, ou du double? On n'en sait rien. Dès lors il est impossible d'accorder un juste dédommagement. Il faut une longue suite d'années, d'essais, d'épreuves pour qu'un calcul pareil soit fait par la totalité des hommes. au marquis. m' avez-vous bien compris à présent?

Le Marquis.

Oui ma foi, jamais on ne m' avait parlé si clairement sur une matiere aussi abstraite. Le Président,au chevalier . Puisque votre discours est fini, permettez-moi à présent de vous dire que vos raisonnemens me paraissent bien justes dans l'hypothèse d'une exportation illimitée qui épuiserait de bled totalement la France; mais dans l'édit on a mis une borne à cette exportation, en établissant que toutes les fois que le prix pendant trois marchés consécutifs montera à douze livres dix sols par quintal, l'exportation sera défendue dans le lieu de la cherté.

Le Marquis.

Ah, monsieur le président, puisque votre difficulté roulait sur cela; avant que le chevalier vous réponde, je puis vous dire que lorsque l'édit parut, je rencontrai un économiste des plus zelés qui me prouva par une infinité de raisons que cette défense qu'on avait imaginée ne pouvait jamais faire aucun bien et pouvait faire beaucoup de mal. Je dis alors en moi-même, il faut qu'elle ne vaille rien, puisque les économistes même la désapprouvent.

Le Président.

Mais quelles raisons en donnait-il?

Le Marquis.

Un très-grand nombre. Je me souviens des principales. Il disait qu'une fois qu'on a accordé le libre commerce, le magasinage et les ventes de toutes les façons, les marchés ne peuvent plus être une régle pour connaître l'état du bled; et que si on entendait laisser les mêmes restrictions de police qu'on a observées jusqu'à cette heure concernant les ventes dans les marchés, alors il n'y aurait plus cette liberté de commerce qu'on a voulu accorder. Il disait que la cherté d'un lieu ou d'un port de la France n'a rien de commun avec l'état des provinces intérieures où peut-être le bled était à très-bas prix. Qu'on peut faire arriver une cherté momentannée dans une ville par fraude ou par malice et ruiner ainsi les négotians; car avant qu'on ait écrit à la cour que les prix au marché sont diminués et qu'on s'en soit assuré, le temps passe et le marchand qui avait donné la commission est ruiné. Enfin il disait bien d'autres bonnes raisons que je ne me rappelle pas, mais je me souviens qu'il me persuada jusqu'à la conviction.

Le Chevalier.

Et moi j'ajouterai aux raisons du marquis que le passage d'une liberté entiere à une défense absolue est un passage brusque, violent, contraire aux principes de toute bonne politique. Que si cette condition s'observe à la rigueur, aucun marchand ne voudra tenter l'exportation et s'exposer au risque d'un hazard qu'il ne peut jamais prévoir; que si au contraire on est un peu indulgent, on mettra à sec toute la France sans pour ainsi-dire y laisser un seul boisseau de bled et sans que le cas exigé par la loi arrive.

Le Président.

Mais comment?

Le Chevalier.

Parce que dès qu'on verra deux marchés de suite les bleds chers et aux-dessus de douze livres dix sols, on lâchera à propos dans le troisieme marché quelques centaines de sacs à un plus bas prix; et ainsi avec deux marchés chers et un à vil prix on aura le temps d'exporter tant qu'on voudra. La famine arrivera et il ne sera plus temps d'y remédier. Un objet aussi important que la nourriture du peuple ne doit pas dépendre d'un réglement qui dans la pratique peut être ou trop rigoureusement observé, ou trop peu. Un homme de mes amis donnait une plaisante explication de la sentence d'Horace, est modus in rebus; il disait qu'il fallait établir la mesure sur les choses mêmes, et jamais dans la main des hommes, car il ne savent pas la tenir. Quoique Horace ait voulu dire toute autre chose dans son hémistiche, ce que mon ami disait n'en est pas moins vrai, ni moins sensé. Mon systême d'établir un droit constant et inaltérable sur l'exportation, paraitra aux négotians une condition plus douce que l'incertitude d'être exposés à une défense absolue. Dans le commerce il faut savoir d'avance toutes les dépenses, tous les risques. Alors on peut spéculer à son aise et combiner s'il convient ou non de donner les commissions. Avec l'incertitude d'un risque, le commerce se convertit en pillage. Heureux les premiers!

Le Président.

Est-ce que vous ne défendriez jamais absolument la sortie des bleds?

Le Chevalier.

Jamais.

Le Président.

Pas même dans la plus grande cherté?

Le Chevalier.

Pas même si on le vendait un louis le boisseau.

Le Président.

Mais comment?

Le Chevalier.

Parce que si dans une telle cherté un étranger en envoyait encore chercher, je dirais que c'est un particulier seul échappé d'une nation entiere morte de la famine qui s'amuse à manger du pain par curiosité, et il n'en acheterait que trois ou quatre boisseaux. Prenez garde, monsieur le président, que pour qu'une nation étrangere envoye chercher des bleds en France, il faut qu'il y soit à bien meilleur marché que chez elle et que chez toutes les autres où elle pourrait en prendre, et il faut qu'il soit à meilleur marché de tout ce que coutera le transport et du droit d'exportation que j'ai établi. Notez encore que la plupart des nations d'Europe sont moins riches que la française. Comment voulez-vous qu'elles puissent vous payer? Entre nations et nations il n'y a pas de monnoie en papier, il faut payer en especes sonnantes, ou en papiers aussi sûrs que les especes. Ne craignez donc pas en temps de disette la sortie du bled de France, toutes les fois qu'il y aura un droit assez considérable qui fera monter encore plus haut aux acheteurs le prix déjà assez cher qu'ils l'auront payé. Mais dans mon plan vous avez encore un autre avantage, c'est d'empêcher la fausse sortie des bleds.

Le Marquis.

Qu'est-ce que c'est que cette fausse sortie des bleds? Je n'en ai jamais entendu parler.

Le Chevalier.

Je ne m' en étonne pas. La libre sortie des bleds n'ayant jamais été accordée en France, on ne connait pas ce mal, et on n'y a pas fait attention. Il est connu dans d'autres pays. La sortie est véritable lorsque le bled a été véritablement acheté et vendu pour la consommation d'un peuple étranger, et que l'argent du prix en est resté en France. La sortie ne sera qu'apparente, lorsque des monopoleurs français le feront passer hors des frontieres, soit dans une petite souveraineté enclavée dans le royaume, soit dans des villes frontieres, sans le vendre. Ils le mettront par là à l'abri de la main du gouvernement, craignant les coups d'autorité de l'administration. Ils affameront la province, feront disparaître le bled; et lorsqu'il sera monté excessivement, ils le feront rentrer comme s'il venait des pays les plus éloignés. Le prix qu'ils le vendront paiera avec usure les petits frais du double transport qui n'aura pas été bien long et ils jouiront du double plaisir de s'être bien enrichis, et d'être appellés les sauveurs de la patrie. Ce petit manège bien gracieux est assez connu dans d'autres pays, je ne sais pas s'il l'est en France; mais l'édit subsistant sans changement, il sera bientôt à la mode. Les isles de Gersey et Guernesey seront l'entrepôt furtif des bleds de Bretagne, et d'autres pays le seront des autres provinces. Je me doute même que cela s'est déja pratiqué. Car j'ai lu dans une brochure économique que dans une certaine ville le peuple avait voulu lapider un libérateur de la patrie. Ne serait-il pas de ceux-là?

Le Président.

Je vous remercie beaucoup de m' avoir parlé d'un mal politique que je ne connaissais point, et je crois que vous pouvez dire avec raison qu'on n'y a eu aucun égard. Je vois aussi que s'il fallait que les monopoleurs payassent un droit considérable aux sorties, cela réfroidirait beaucoup le désir qu'ils auraient de produire une disette.

Le Chevalier.

Non seulement il le réfroidirait, mais il l'anéantirait. On ne s'expose pas à une forte dépense sur l'espoir d'un gain incertain; car la circulation intérieure étant libre et sans entraves, on ne serait pas sûr d'affamer la province par de fausses sorties. Le droit que j'établis est au moins égal au gain qu'un avide monopoleur serait content de faire.

Le Président.

Je suis satisfait sur mes doutes, et le marquis attend avec impatience le dénombrement des avantages de votre impôt.

Le Chevalier.

J'en ai compté deux; le troisiéme, le voici. Après avoir établi un droit général de sortie, j'accorde des franchises de ce droit pour une quantité limitée, non seulement aux colonies françaises qui font partie de cet empire, mais aussi aux petites souverainetés qui sont sous la protection de la France, comme Monaco etc. La franchise est limitée à proportion de la population et de la consommation de ces petits états. C'est une grande douceur pour eux, un privilége, une distinction, une faveur, un lien pour se les attacher, une bride pour les retenir et pour les menacer; en un mot une espece de subside d'autant plus agréable à payer pour la France, qu'ils ne peuvent pas en jouir sans y verser leur argent, ce qu'ils feront volontiers toutes les fois que la totalité du prix des bleds en France n'étant pas excessivement montée, il ne leur conviendra pas d'aller s'approvisionner ailleurs. Je vais plus loin; et pour quatriéme avantage, je dis que si les raisons de la haute politique obligeaient les français à favoriser quelque royaume de l'Europe, à se l'attacher par les liens du commerce des bleds, à prévenir celui qu'une autre nation rivale y pourrait faire, alors j'accorderais à cette nation une franchise de ce droit pour une quantité considérable de bleds. Ce traitement distingué sera reçu avec reconnoissance de la nation qui l'obtiendra, elle le regardera comme un subside, et cependant il n'en coûtera rien au trésor royal. Au contraire elle n'en jouira qu'à mesure qu'elle donnera son argent aux français; au lieu qu'avec cette liberté universelle que l'édit accorde, en faisant du bien à toutes les nations on ne fait plaisir à aucune; et selon le proverbe italien, chi salutta tutti, non si fâ amico nessuno, qui fait la révérence à tout le monde ne gagne l'amitié de personne.

Le Président.

Quoique vous ne nommiez pas la nation, je devine celle que vous avez en vue. Le progrès de notre commerce avec elle a été régardé comme un bienfait procuré par l'édit. Je craignais que vous ne voulussiez le négliger et le sacrifier à d'autres avantages, mais je vois à cette heure comment vous vous y prenez pour le ménager, et même j'avoue que vous le rendez plus sûr et plus stable au moyen d'une distinction de faveur. Mais ne pourrait-il pas se glisser quelques abus dans la pratique?

Le Chevalier.

Ceci est une affaire de détail. D'abord que le marquis par des lettres d'abolition m' aura rétabli dans sa confiance et dans mon emploi, je vous arrangerai cela. Le détail ne doit jamais être un sujet de conversation, il faut avoir la main à l'oeuvre et exécuter. Au reste comme la franchise est donnée pour une quantité limitée, et qu'il est de l'intérêt de cette nation que le bled qu'on lui apporte ne soit pas détourné et envoyé à d'autres nations, c'est à elle à y tenir la main.

Le Président.

Je vous entends. Pour vous revoir bientôt en place, achevez de convaincre le marquis de l'utilité d'un impôt. Il a peine à s'en persuader.

Le Chevalier.

Pour cinquiéme avantage, je vais dire une chose qui paraîtra neuve parce que personne ne l'a dite, mais qui est commune. Rien n'est pour moi plus inconcevable que de voir qu'on l'ait oubliée cette fois. Il n'y a pas de novice dans la science de l'administration qui ne sache aujourd'hui la distinction qu'il faut faire entre les matieres brutes et les matieres fabriquées. Tout le tarif français est combiné d'après ces principes, qu'il faut décourager la sortie des premieres, encourager celles des secondes. Or par quel hazard n'a-t-on pas vu que les grains sont une matiere brute susceptible de deux fabrications, la mouture et la boulangerie? Par quel hazard inconcevable a-t-on accordé le même traitement aux grains et aux farines? S'il est vrai qu'il soit sorti de France depuis l'année 64; au moins cinq cent mille septiers de bled par année; en comptant vingt-cinq sols par septier de mouture, ne voyez-vous pas que l'on a fait perdre aux moulins de la France six cent cinquante mille francs au moins par an, qu'ils auraient gagnés si le bled étoit sorti moulu en farines, ou s'il s'était consommé dans le royaume? On s'étonne après cela d'entendre crier contre l'exportation; mais cette multitude immense de meuniers et de boulangers n'a-t-elle pas raison de se plaindre? Leurs profits n'ont rien de commun avec le prix du bled. On paie la mouture et la cuisson du pain toujours le même prix par septier; et n'oubliez pas que la consommation intérieure varie beaucoup à mesure de la cherté du bled. Ce que j'ai dit des farines convient à plus forte raison aux pâtes de toute espèce, vermicelli, macaroni etc. Dont la fabrication introduite en France donnerait l'emploi à bien des bras.

Le Président.

Votre réflexion est juste. Le bled est une matiere brute; il fallait le distinguer des farines et des pâtes, mais par quel moyen?

Le Chevalier.

Le voici. Après avoir établi un impôt de cinquante sols par septier sur le bled, je n'en laisserais qu'un de dix sols par quintal sur les farines, qui ne reviendroit qu'à vingt-quatre sols tout au plus par septier de bled moulu. Il était un peu plus utile d'exporter des farines; et l'avantage que celles-ci ont en outre de tenir moins de place et de se conserver mieux dans les chaleurs, en aurait encouragé l'exportation préférablement à celle des bleds. Le prix de la mouture payé par l'étranger serait resté dans la main du français. J'aurais été encore plus indulgent pour les pâtes sur lesquelles je n'aurais laissé qu'un très-modique impôt. Il n'arriverait pas alors, ce que l'excessive générosité de l'édit fait craindre à présent, qu'on exportât le bled, qu'on en fabriquât des vermicellis sur la côte de Gênes, qu'on allât les vendre en tout pays et peut-être en France même et que l'avantage de la fabricationenlevé aux français.

Le Marquis.

Vous commencez à me plaire beaucoup, et vous pouvez vous flatter de votre rappel. J'aime à voir diminuer les impôts; c'est une manie à moi. Mais pourquoi n'être pas plus généreux? Laissons sortir le bled sans impôt, et donnons un prix d'encouragement aux farines, et même un plus fort aux pâtes, comme l'Angleterre en donne au bled.

Le Chevalier.

Et ce prix, qui est-ce qui le payera?

Le Marquis.

L'état.

Le Chevalier.

Mais les revenus de l'état sont tous destinés à des dépenses nécessaires. Ainsi pour fournir à une nouvelle dépence, il vous faut mettre un nouvel impôt. Impôt pour impôt, laissez le mien.

Le Marquis.

Cette fois vous avez raison. J'ai couru risque d'établir un impôt de mon côté aussi. Je suis tenté de vous laisser faire, du moins l'odieux en retombera sur vous.

Le Chevalier.

Laissez-moi être odieux pourvu que je fasse le bien d'une nation. On n'en tire pour l'ordinaire jamais d'autre récompense. Mais puisque vous consentez au droit d'exportation que j'avais établi, sachez à présent l'usage que je vais faire de son produit. Vous souvient-il que lorsqu'en mil sept cent soixante-trois on établit la libre circulation intérieure des bleds dans tout le royaume, on décida d'abolir tous les péages, droits de halles, de marchés, de minage et tous ces petits droits seigneuriaux qui interceptaient le commerce au point d'avoir détruit la navigation des plus belles rivieres de France.

Le Marquis.

Je m' en souviens très-bien, et je me souviens aussi qu'on n'en a rien fait.

Le Président.

L'entreprise n'étoit pas aisée. Pour les abolir il fallait les racheter. Ils sont pour la plûpart possédés à juste titre. Ils donnent la subsistance à un grand nombre de familles nobles; et pour faire le bien public, il ne faut pas faire injustice aux particuliers.

Le Marquis.

Cela est vrai.

Le Président.

On a recherché le moyen de se procurer des fonds pour opérer ce bien. Il y a eu beaucoup de mémoires envoyés sur cela, beaucoup de projets donnés; mais il n'est pas étonnant que dans l'état actuel les ressources soient difficiles à trouver, sans agraver les peuples. Il serait bien injuste d'accuser l'administration de négligence, si ce grand bien n'est pas encore fait.

Le Chevalier.

Eh bien je destine moi le produit du droit d'exportation à rembourser et abolir tous ces petits droits. Je suppose qu'un droit eût rétreci et diminué plus que de moitié l'exportation, il y aurait pour tant eu deux cent mille septiers année commune d'exportés. Ils auraient rapporté cinq cent mille livres; depuis six ans voilà trois millions que j'aurais eus, et je crois qu'avec cette somme une très-grande partie de ces droits seraient déja remboursés. Le reste le serait en peu de temps. Ainsi je fais servir le droit sur l'exportation, à faciliter la circulation intérieure, la seule importante, la seule precieuse à l'état, la seule peut-être suffisante pour que les bleds dans un royaume aussi étendu et aussi peuplé que l'est la France, ne tombent jamais à un trop vil prix. Ainsi je fais servir l'exportation à se faciliter elle-même, à épargner les frais de descentes par les rivieres, à s'augmenter et s'agrandir par un mouvement lent, imperceptible, mais progressif et naturel. Ainsi je n'établis pas un impôt; et ce que coûtera le droit de sortie sera avec le temps égal à ce qu'on aura épargné sur les frais actuels et les gênes des transports.

Le Marquis.

Vous êtes un homme admirable. à présent je donne mon consentement à votre droit, puisqu'il sert à abolir d'autres droits plus gênans, plus minutieux, qui sont peut-être la cause du malheur de quelques provinces cette année. Vous dégagez tout-à-fait l'intérieur. Vous mettez toute la France pour ainsi dire au même niveau d'approvisionnement. Cela me fait grand plaisir, je vous l'avoue. Je vous rends votre place.

Le Chevalier.

Acceptez mes remerciemens. Mais les disgraces m' ont rendu craintif; je veux laisser ce discours dans lequel j'ai couru si grand risque de vous déplaire. Changeons de matiere, je crois qu'il en est temps.

Le Président.

Monsieur le chevalier, je n'ose pas m' opposer à vos desirs; mais souvenez-vous que vous nous avez promis de prouver que l'édit détruirait l'agriculture en France, et c'est la chose du monde qui me parait la plus difficile à conçevoir.

Le Chevalier.

C'est précisément pour remplir ma promesse qu'il faut changer de discours et parler de l'importation des bleds étrangers rendue libre et dégagée de toute espece d'impôt et encouragée au dernier point par l'édit de 64. Elle était une suite du système de liberté indéfinie adopté par les économistes. Ils ont senti les fâcheuses conséquences d'une sortie illimitée; il leur a paru très-simple, très-naturel d'y parer en accordant une égale liberté à l'entrée des grains. Avec ce moyen ils ont espéré de conserver ce niveau d'approvisionnement universel en France qui seul peut la garantir de la famine.

Le Président.

Je suis très-aise de vous entendre parler de cela; vous dissiperez, à ce que je prévois, bien des doutes qui m' étaient venus dans la tête, lorsque vous avez parlé de la nécessité de borner et de diminuer l'exportation. On pouvait vous opposer, ce me semble, qu'au moyen de la libre importation établie par l'édit, on n'avait rien à craindre. Il est vrai que vous nous avez fait remarquer des avantages considérables de la circulation intérieure; et je conviens avec vous qu'il est bien plus utile pour l'état que la ville de Rouen, par exemple, soit approvisionnée par Bordeaux qu'elle ne le soit par la Hollande. Je conviens que l'argent de tous les frais resterait en France, tous les profits reviendraient aux négocians français. Je vois aussi, et c'est le plus important, que les transports don't le prix est considérable se feront par des bâtimens nationnaux, si le commerce est d'une province à l'autre, et qu'aucontraire, si le bled vient de l'étranger, il est permis de se servir des bâtimens de toutes sortes de nations. Mais croyez-vous que tous ces avantages réunis compensent la perte d'une chose aussi précieuse que la liberté naturelle en fait de commerce? Est-ce que vous défendriez l'entrée des bleds étrangers au moins dans les années abondantes?

Le Chevalier.

Il ne faut rien défendre autant qu'il est possible. La défense absolue est le plus grand de tous les impôts, et vous-même vous venez de parler en faveur de la liberté. Il ne faut pas faire de différence entre bonne et mauvaise année. Rien accorder une année pour le refuser une autre. Qu'est-ce qui décidera si l'année a été bonne ou mauvaise? Les hommes? Et les hommes ne doivent point avoir la loi ni la mesure en main, ils ne savent jamais la régir. Les passions s'en mêlent, ils deviennent injustes et presque malgré eux, tantôt par timidité, tantôt par abus, tantôt par effet de faux principes, tantôt par égards. Il faut faire les loix générales, constantes, invariables. Il ne faut pas non plus défendre l'entrée d'une matiere de premiere nécessité. S'il s'agissait de marchandises de luxe, la défense absolue serait moins insupportable, quoiqu'il soit bon de n'en jamais faire, crainte de s'y habituer. Mais le pain? Le pain de quelque endroit qu'il vienne doit toujours être le bien venu. Ce n'est donc pas ce que je veux dire; mais j'espere vous prouver que ce système des économistes qui leur paraissait évident est fautif. Que si on a compté sur le bled étranger pour parer à la disette en France, on a compté sans son hôte (comme on dit); et que s'ils se sont promis d'entretenir l'abondance par ce moyen, ils ont porté un coup mortel à l'agriculture française.

Le Marquis.

Voilà qui serait bien beau à prouver. Comment vous y prenez-vous?

Le Chevalier.

Quand au premier point, je vous demande si vous connaissez aucun moyen humain de faire entrer du bled étranger en France, sans le faire sortir du pays où il est.

Le Marquis.

Non assurément.

Le Chevalier.

Eh bien. Le roi ne commande qu'en France. Il est bien le maître de permettre qu'il y entre du bled; mais si ceux qui le possedent veulent le garder et ne veulent pas le laisser sortir, vous ne l'aurez pas.

Le Marquis.

Vous avez raison. Mais ces nations, pourquoi refuseraient-elles de laisser sortir leurs bleds?

Le Chevalier.

Je ne le sais pas; mais cela ne fait rien à la chose. J'aurai toujours raison de dire que l'on a compté sans son hôte. Que la France veuille laisser sortir son bled et le répandre dans toute l'Europe, elle est bien la maitresse, personne ne s'y opposera. Mais si elle en a besoin, elle verra ce que c'est que d'obliger des ingrats. Tous les royaumes de l'Europe du plus au moins gênent et contrarient l'exportation. En temps de disette ou d'allarmes ils la défendent. Il pourra se trouver quelque souverain bien ami, bien allié de la France qui par grace en accordera une quantité modique; mais il ne faut pas compter sur ces secours mandiés. Il aurait fallu, lorsqu'on a accordé l'exportation, s'assurer de la réciprocité du traitement. A-t-on fait des traités sur cela? Est-on en train d'en faire? Y songe-t-on? Est-on sûr qu'en donnant ses bleds dans une année à la Sicile, la Sicile vous en accordera dans une autre?

Le Marquis.

Mais ces peuples-là entendroient bien mal leurs intérêts? Pourquoi se priver de la vente et du commerce de leurs bleds? Ils doîvent s'en trouver mal à la longue.

Le Chevalier.

Tout ce qu'il vous plaira. Il est sûr que ces peuples resteront pauvres à la longue, que leur agriculture dépérira à la longue, et qu'ils auront un commerce faible et languissant à la longue; mais ces peuples vous affameront, et bientôt; si vous leur donnez vos bleds en faisant manse commune avec eux et qu'ils vous refusent les leurs, ils commettent une ingratitude en morale et font une faute en politique, je l'avoue; mais ils la font, du moins ils peuvent la faire; et n'étant pas sujets de la France, n'étant liés par aucun traité, aucun engagement sur cet article, le roi ne peut pas l'empêcher. Voyez donc en quel risque vous mettez la France.

Le Marquis.

Vous me faites en vérité trembler. Mais comment a-t-on pu s'abuser jusqu'à ce point?

Le Chevalier.

Par une raison très-naturelle. Il a paru évident aux économistes que l'évidence de leur évidence rendrait évident à toutes les nations l'avantage évident de la libre exportation, et que toutes l'adopteraient. Aucune ne l'a suivie, aucune ne s'y dispose; et pour comble de disgrace, car ils ont joué de malheur dans tout ceci, l'Angleterre, le seul pays de l'Europe qui permettait librement la sortie, l'a défendue; et voilà à quoi tient cette disette qui depuis quelques années parcourt et afflige toute l'Europe. L'Angleterre a refusé la sortie. La Pologne, ce grand grenier du nord tourmentée par ses troubles intérieurs a cessé presque son commerce, tous les transports étant interceptés. La Turquie est entrée en guerre; par une maxime constante de sa politique, lorsqu'elle est en guerre, elle craint davantage l'allarme d'une cherté, elle se précautionne en défendant l'exportation. Ces trois grandes portes une fois fermées, tous les peuples acheteurs de bleds se sont rejettés sur la France. Elle a dû faire face aux demandes de toute l'Europe. Voilà la cause de l'embarras actuel.

Le Marquis.

Mais la Hollande en a offert.

Le Chevalier.

Je n'en doute point. Tous les peuples qui n'ont point de bled de leur sol vous en offriront; parce que ou ils réussiront à en trouver et ils gagneront sur les français tous les profits du commerce, ou ils n'en trouveront pas, ils manqueront de parole, et il n'y aura aucun mal; est-ce qu'on fait la guerre pour cela? C'est le stile de tous les négocians d'offrir toujours même ce qu'ils n'ont pas; ils ne doivent jamais perdre leurs pratiques, ni les renvoyer mécontentes. Il faut promettre, sauf à ne pas tenir.

Le Président.

Monsieur, en cela vous avez bien raison. Il vaut infiniment mieux qu'en cas de besoin les français aillent eux-mêmes chercher le bled à sa source, que de l'acheter d'une main tierce, d'une nation commerçante qui saura très-bien le survendre. à présent je vois très-clairement le peu de sûreté qu'il y aurait à compter sur l'importation étrangere, au moins jusqu'à ce que les théories des avantages de la liberté soient adoptées par la plus grande partie des gouvernemens; et je vois avec encore plus de clarté que vous aviez raison de vouloir limiter et resserrer l'exportation sans pourtant la détruire. Mais ce que je ne vois pas encore, c'est par quel côté l'importation peut porter coup à l'agriculture française.

Le Chevalier.

Vous avez vu que dans une année de cherté en France le secours de l'étranger est incertain, et je vous avais déja prouvé d'avance qu'il en coûtera beaucoup à l'état. Voyons à présent une année d'abondance et de bas prix des denrées. Est-il juste, est-il raisonnable qu'on admette l'étranger en concurrence avec le français à vendre ses denrées à conditions tout-à-fait égales? Il n'a d'autre frais que celui d'un transport, qui souvent sera très-court et moins dispendieux que celui que le français doit faire, et qu'il est même libre de faire sur des vaisseaux de sa nation. Mais cet étranger paie-t-il les mêmes tailles? Doit-il fournir à son souverain autant qu'un français au sien? Si cet étranger ne paie dans son pays que des tributs très-modiques, il pourra vendre son bled à un bien plus bas prix et y gagner. Vous savez que le cultivateur ne peut tirer de quoi payer la taille, les vingtiémes, la capitation etc, que de la vente de ses denrées, et qu'il faut toujours prélever ces sommes pour qu'il lui reste un produit net pour vivre et cultiver. Vous sentez donc l'injustice réelle qu'on ferait à un fermier du Languedoc, si on lui reprochait qu'il ne vend pas aussi bon marché son bled que l'algérien, le sarde, le sicilien qui viennent le vendre dans quelques ports du Languedoc. Il vous répondrait mais monsieur, cet affricain paie-t-il autant de taille à son souverain que moi au mien? Comment puis-je le donner à un prix égal au sien, et de quoi vivrai-je ensuite?

Le Président.

Monsieur le chevalier, dispensez-vous de nous expliquer davantage une chose aussi claire. Passez plutôt à nous en indiquer les conséquences.

Le Chevalier.

Vous les voyez. Plusieurs pays surtout dans la méditerranée, plus fertiles par nature, moins grevés d'impôts, soit parce qu'ils ont joui d'une longue paix, soit par d'autres raisons; chez qui tous les prix des choses vénales proportionnels à la masse de leur argent, sont plus doux qu'en France; tous ces pays, dis-je, sont en état de vendre leurs bleds en France à meilleur marché que les fermiers français sans y perdre, et même avec un gain considérable. Une fois admis à la concurrence dans les marchés des ports de France, avec des armes aussi inégales le combat sera inégal. On donnera la préférence à leurs bleds à cause du plus bas prix et peut-être de la meilleure qualité, et ceux du pays resteront non-vendus. Les fermiers n'auront pas dequoi payer leur taille, ils abandonneront une culture ingrate, ils seront bientôt ruinés. Ainsi comme par le systême des économistes, dans les mauvaises années, l'intérieur de la France souffrira la cherté, parce que le bled se versera en dehors par l'exportation; de même dans les bonnes années, les provinces frontieres ou maritimes souffriront l'indigence, parce que le bled étranger viendra se verser en France par l'importation illimitée. Laissez aller cette navette une vingtaine d'années, et vous verrez la belle étoffe que vous en tirerez; portant tantôt un coup mortel à l'intérieur, tantôt à la frontiere, tout sera dans le désordre et dans la désolation.

Le Marquis.

Ceci est frappant; vous avez raison. Une importation illimitée peut faire beaucoup de tort. Il n'est pas juste d'admettre à la concurrence avec un traitement égal deux hommes sujets de différens souverains don't l'un engagé dans une guerre ruineuse est obligé de multiplier les impôts, de doubler, tripler les vingtiémes, les capitations, pendant que l'autre jouissant d'une paix profonde, peut soulager ses sujets autant qu'il lui plaira. J'entends cela. Tout l'argent de la France s'en irait à l'étranger. Mais quel remede trouvez-vous à cela? Deffendez-vous l'importation?

Le Chevalier.

Défendre! D'abord je ne défends jamais l'entrée de rien, moins encore celle du pain. Le pain est mon ami, je l'aime avec passion, je suis toujours bien aise de le voir. En second lieu ce serait un très-grand mal que la défense des bleds étrangers; le monopole ne peut être combattu que par cette liberté. Cette bête hideuse qui fait tant de peur aux peuples lorsqu'elle existe, ne doit être attaquée que par deux ennemis les seuls qu'elle craigne, la nouvelle récolte et les bleds étrangers. Car le monopole est terrible, s'il peut aller long-temps. Il augmente en forces à mesure de la consommation qui rétrécit la quantité des denrées; mais si une bonne année se prépare et s'annonce d'avance, si les commissions données à l'étranger vont arriver, il faut vendre et se presser de vendre. On peut monopoliser les bleds d'une province, mais on ne saurait jamais s'emparer de ceux de toute l'Europe. Ainsi tant que la porte sera ouverte aux bleds étrangers, soyez tranquile sur les risques des monopoles.

Le Marquis.

Mais, chevalier, est-ce que vous croyez sérieusement qu'il y ait des monopoles?

Le Chevalier.

Quelle demande! Il y a un mois que j'en fais un avec vous qui est scandaleux.

Le Marquis.

Quel?

Le Chevalier.

Un monopole de paroles. Il n'y a que moi qui en débite. Je me suis emparé de toute cette denrée. Vous ne faites que m' écouter.

Le Marquis.

Oh bon, je ne m' attendais pas à cette chute.

Le Chevalier.

Oui, mon cher marquis, on fait et on peut faire monopole de tout, même de la chose la plus chere aux hommes, l'autorité. Cromwel, César, Auguste, Périclès, Alcibiade ont fait ce monopole. Ils ont mis tout le pouvoir dans leurs mains. Demander s'il y a des monopoles, c'est demander s'il y a de grandes rivieres. égalité de désirs, inégalité de moyens font le monopole. Les gouttes d'eau tombent éparpillées par tout, se réunissent en petites sources, de là en petits ruisseaux, les ruisseaux en rivieres, celles-ci tombent dans les grands fleuves qui s'en vont majestueusement à la mer. Toutes les gouttes d'eau ont un égal désir de gravitation, l'inégalité du terrein fait le reste. De même les hommes tous également cherchent à gagner, mais les moyens, les forces, les positions sont inégales. Les petits cultivateurs tombent dans les mains des petits marchands, ceux-ci dans celles des plus grands qui vont fastueusement à la mer des consommateurs. Sans monopole, point de commerce. Il y en a de volontaires, il y en a de forcés; comme il y a des canaux faits par l'art, et des fleuves faits par la nature. Les loix, les droits prohibitifs, les priviléges exclusifs sont les monopoles non naturels. Leur danger consiste toujours dans le resserrement. Que l'eau soit pressée de courir à la mer, jamais la riviere ne débordera. Si elle peut s'arrêter, elle débordera, elle formera une inondation, des marais, des lacs, et ces lacs privent la mer des consommateurs de l'aliment nécessaire. Réfléchissez sur ma comparaison, et vous y trouverez toute la théorie des monopoles.

Le Marquis.

Mais que ferez-vous donc pour parer l'inconvénient dont vous avez parlé? Défendrez-vous l'entrée des bleds étrangers dans les bonnes années, ou peut-être dans les temps de guerre?

Le Chevalier.

Rien de tout cela.

Le Marquis.

Et quoi donc?

Le Chevalier.

Marquis, je vais vous fâcher; mais fâchez-vous, ne vous fâchez pas, j'établis encore un impôt.

Le Marquis.

Encore! Vous ne craignez-donc pas ma colere?

Le Chevalier.

Votre indulgence me rassure. J'espere vous faire goûter encore celui-ci.

Le Marquis.

Voyons.

Le Chevalier.

Pour l'imposer sagement il faudrait faire un calcul compliqué, et évaluer la disproportion qu'il y a entre la valeur naturelle du bled français et des bleds des autres pays qui peuvent commodément venir les débiter en France. J'appelle valeur naturelle le prix qu'on doit donner aux bleds selon le produit d'années communes d'une terre, pour que le fermier puisse en retirer de quoi payer les charges de l'état, les frais de la culture et sa nourriture. L'impôt que je vais mettre doit être un droit à percevoir sur les bleds étrangers qui entrent, égal à cette disproportion calculée et réduite à un terme moyen de lieux et de temps. Alors les positions seront égales. L'étranger ne pourra pas ruiner le fermier français, mais il l'empêchera de survendre; alors les bleds étrangers feront la guerre aux monopoleurs, et ne la feront pas aux agriculteurs. L'étranger pourra vendre au même prix que les propriétaires, et le monopoleur sera frustré de ses peines et du profit qu'il comptait faire de la seconde main.

Le Président.

Monsieur, nous entendons très-bien vos raisons. Je vois celle qui vous détermine à établir ce droit; il me parait de même une écluse aussi salutaire que celui que vous voulez établir sur l'exportation. Il empêchera l'entrée excessive du bled étranger, et je conçois enfin très-distinctement que l'excès nuirait à la culture nationnale. Je me rends.

Le Marquis.

Et à combien faites-vous monter cet impôt?

Le Chevalier.

Vous m' avez accoutumé à faire des calculs sans avoir aucune donnée. Apparemment vous les aimez comme cela, pour moi je n'en fais pas un grand cas; mais pour vous complaire, j'établis un droit de vingt-cinq sols par septier de deux cent quarante livres poids de Paris sur tous les bleds étrangers. Peut-être faudrait-il faire une différence entre les ports de la méditerranée et ceux de l'océan. Mais laissons cela pour un autre discours. Donnez-vous votre consentement à ce droit?

Le Marquis.

Il n'est pas énorme.

Le Chevalier.

Oui; mais je traite les bâtimens étrangers chargés de bled, comme s'ils avaient d'autres marchandises et je les laisse sujets à tous les droits de tonnellage, etc. Qui les rendent inférieurs aux français.

Le Marquis.

Je ne suis pas trop fâché non plus de cela. J'aime qu'on favorise la marine française.

Le Chevalier.

En outre je mets une différence considérable entre les bleds et les farines étrangeres, et vous savez le pourquoi. Il est encore plus inconcevable pour moi ue l'on ait si peu ménagé les intérêts des malheureux meuniers. Il parait que les économistes avaient conjuré leur ruine totale en leur causant une double perte par la libre sortie du bled non moulu et par l'entrée des farines. J'impose un droit de vingt-cinq sols par quintal de farine, ce qui revient à plus de trois livres par septier. Ainsi j'espere qu'on voudra bien faire moudre le bled en France, et qu'on ne sera pas tenté d'importer les farines.

Le Marquis.

J'entends.

Le Chevalier.

Enfin je laisse sur les pâtes de fabrications étrangeres les droits qui y sont déja et qui me paraissent assez considérables, et vous savez aussi le pourquoi.

Le Marquis.

Il faut convenir de la vérité. Chevalier, vous êtes réglé comme un papier de musique; ut, ré, mi, en montant sur l'exportation, mi, ré, ut, en descendant sur l'importation. Cela est musicale.

Le Chevalier.

Eh bien, applaudissez-vous à ma musique?

Le Marquis.

Oui, je l'approuve.

Le Chevalier.

Grace à Dieu, j'ai trouvé moins de vacarme et d'orages à essuyer dans l'imposition de ces seconds droits que dans celle des premiers.

Le Marquis.

Ne vous en étonnez pas; ceux-ci, ce sont les étrangers qui les payent et je n'en ai point de pitié. Ils viennent nous enlever notre argent.

Le Chevalier.

Et pour vous ranger encore plus de mon parti, je vous accorderai que le produit de ces droits sur l'importation soit destiné de même à l'extinction et au remboursement de tout ce qui arrête la circulation intérieure. Ainsi il n'y aura pas d'années vuides. Car dans les abondantes il y aura exportation; dans les stériles il y aura importation. Le produit de ces deux droits sera considérable. L'intérieur de la France sera bientôt balayé, et la circulation parfaitement établie.

Le Président.

Monsieur, j'unis mes applaudissemens à ceux de monsieur le marquis sur votre système et sur votre législation. Il ne me reste qu'une curiosité sur l'état dans lequel vous laisserez la police; car dans l'intention des économistes, il fallait renverser par tout les réglemens faits par nos ancêtres. L'édit parait ne laisser que ceux qui concernent l'approvisionement de cette immense capitale. Vous, que feriez-vous.

Le Chevalier.

Est-ce que j'en sais rien? Je suis dans la plus crasse ignorance là-dessus.

Le Marquis.

Chevalier, trêve d'humilité et de plaisanterie. Allons l'humilité ne vous va pas. Dites-nous quelque chose sur ce sujet important. Nous avons encore du temps de reste. Ce n'est point une vertu que j'affecte. Rien n'est si vrai. La police est une affaire de détail, elle regarde toujours les cas particuliers. Si elle devient universelle, elle est convertie en gêne. Dans les circonstances particulieres, elle produit le bon ordre; de même que, si vous placez des sentinelles à tous les coins des rues, vous détruirez la liberté naturelle à ceux qui passent; mais si vous n'en placez qu'à l'entrée du spectacle, vous leur rendez un grand service. Cette comparaison peut vous donner l'idée générale et la théorie de toute la police. Pour le détail, je vous répete mon ignorance, et un inspecteur des halles est plus grand homme que Solon et Licurgue sur cette matiere.

Le Marquis.

Laisserez-vous donc subsister tous les réglemens?

Le Chevalier.

Je crois qu'il y en a qu'il faut retrancher, d'autres qu'il faut laisser. Les bourgs et les villages n'ont presque besoin d'aucune police, la nature fait tout ici. Mais une grande ville, une capitale de six cent mille âmes est un monstre, une violence insigne faite à la nature, un effort de l'art que la nature désavoue et combat perpétuellement. L'art qui l'a formée doit la soutenir; il faut donc beaucoup de réglemens pour empêcher le désordre; et en général, comme je vous disais tout-à-l'heure, par tout où il y a foule il faut une police. Je puis vous dire aussi que le commerce en gros doit être rendu libre autant qu'on pourra le faire; sur le débit en détail qui produit l'approvisionnement journalier, il faut veiller de près; car il ne faut pas se coucher sans avoir soupé.

Le Marquis.

Mais que faut-il faire pour cela?

Le Chevalier.

Voulez-vous m' en croire? Assemblez quelques magistrats, quelques intendants, hommes de vertu et de génie; ces corps sont si bien composés que vous ne serez embarrassés que de la préférence dans le choix. Priez-les de composer un nouveau code de police des bleds; comptez qu'ils apporteront dans la rédaction tout le zele qu'on leur connait pour le bien public, tout le penchant qu'ils ont pour l'innocente liberté des peuples. Laissez-les faire, vous serez content.

Le Marquis.

Je suis en attendant trés-content de toutes vos idées; et à vous dire vrai, je suis à présent fâché qu'on ait fait l'édit.

Le Chevalier.

Et moi encore une fois je suis ravi d'avoir vu qu'un souverain ait accordé une liberté entiere sur un objet principal d'administration, et que ce ne soit qu'aux instances de ses peuples qu'il l'ait ensuite limitée.

Le Marquis.

Mais croyez-vous qu'ils le demanderont? ... un domestique entre et annonce madame la marquise de Roquemaure.

Le Marquis.

Peste soit du contre-temps. Jamais une femme n'est arrivée à propos pour son mari.

Le Chevalier.

Ceci est peut-être plus vrai que tout ce dont nous venons de jaser.

Le Président.

Pour moi, monsieur le chevalier, je vous serai toujours trés-redevable de m' avoir fait connaître mieux que jamais, que toutes les questions politiques méritent une grande discussion, et qu'il ne faut rien pousser à l'excès.